L’Énigme, souvenir de la guerre de 1870, de Gustave Doré

L'enigme de Gustave Doré - Musée d'OrsayHistoire et fantastique

« Ô Spectacle, ainsi meurt ce que les peuples font ! Qu’un tel passé pour l’âme est un gouffre profond ! », quelle illustration mythique de ces deux vers de Victor Hugo.

Qui est cette femme ailée qui interroge avec angoisse le Sphinx ? Quelle est la question posée par ce visage en pleurs ? Terrible souvenir de 1870. Sous la grisaille, la ville part en fumée. Paris capitule. Les canons Krupp ont gagné. Civils et militaires sont tombés. Dans un camaïeu noir et bleu, la chair et l’acier restent entremêlés. Comment la composition témoigne-t-elle de l’horreur de la guerre franco-prussienne ?

1871 – 130 x 195,5 cm

Sujet

En 1871, juste après la fin de la guerre franco-prussienne, G. Doré réalise trois grandes toiles, L’Énigme, L’Aigle noir de Prusse, et La Défense de Paris, toutes trois dans des tons de grisailles. A sa mort en 1884, ces trois œuvres sont répertoriées sous le titre général Souvenirs de 1870.

L’Énigme est une représentation allégorique de la défaite de Paris à laquelle l’artiste a assisté. Reprenant le mythe grec d’Œdipe interrogeant le Sphinx, Doré illustre ici deux vers de Victor Hugo comme l’indique le catalogue de vente de l’atelier de 1885, n°9.

La guerre est en elle-même une catastrophe, une guerre perdue c’est le malheur en plus. Gustave Doré qui avait été un favorisé du régime de Napoléon III a du ressentir la catastrophe au plus profond de lui même, la répression de 71 achevant dans un bain de sang la tragédie ; il est alsacien, l’Alsace est perdue.

Un de ses amis le décrit comme un homme devenu triste, irrémédiablement marqué par ces événements. Il peint pourtant cette toile étonnante de près de deux mètres, ce n’est pas une commémoration c’est une interrogation à caractère philosophique, sur le jugement impossible, et l’apparition cachée d’un nouveau thème : l’absurdité.

Sur une butte couverte de cadavres, un endroit de cet immense champ de bataille, où il n’y a plus rien de vivant que les arbres ; une femme ailée au visage de désespérée (la France) s’accroche à un sphinx, son regard interroge celui de l’homme lion qui ne lui rend qu’une expression compatissante. Doré en lecteur de Hugo et des romantiques sait manier le pathos avec force, il sait aussi construire une allégorie qui parle directement, dont le langage soit clair, car le mystère ici ce n’est pas le sphinx ni la femme c’est le désastre de la guerre.

Et dans l’immense panorama la ville en flamme, sa ville, celle qui a fait son succès et sa fortune, celle qu’il chérissait et qu’il ne retrouvera plus car Il était là pendant le siège, un fusil et un crayon dans les mains, il a tout vu, il donne ici une sorte de conclusion impossible.

 

Composition

Autour de l’ange et du sphinx qui sont inscrits dans un triangle, rayonnent les cadavres, de soldats, d’hommes de femmes et d’enfants, personne n’a échappé au massacre, une

Mère et un père ont sur eux leurs enfants morts. Ces corps agrandissent le triangle à la pointe duquel sont placées les figures allégoriques, cette colline domine une vue immense où plusieurs villes brûlent, les immenses colonnes de fumée montent en diagonale donnant au ciel une autre agitation et un rythme lourd, inquiétant ; au fond la lumière du ciel est brouillée par les fumées.

Doré a placé un canon sur la gauche dont l’affût fait une diagonale dans l’axe contraire du cadavre du cuirassier allongé sur la droite ; la présence de ce canon et de cet homme en cuirasse peut sembler banale, mais nous verrons par la suite qu’ils ont une raison plus profonde de faire ainsi les deux diagonales qui ferment la scène sur cette colline.

 

Couleur, lumière

Le traitement de la couleur est sans doute ce qu’il y a de plus passionnant dans ce tableau. Doré sait le rôle expressif de la couleur, il sait aussi que la moindre couleur vive changera le sens en changeant la nature de la perception qu’on peut avoir du tableau, il va donc utiliser la force du noir et blanc qu’il connaît parfaitement en tant que dessinateur et graveur, et partir de cette force pour y faire surgir la couleur, celle qu’il veut voir envahir cette scène. Il fait une sorte de camaïeu basé sur le bleu et le noir qui sont justement les couleurs de l’acier trempé, la couleur des armes à feu qui pour la première fois deviennent dans une guerre déterminantes. Il en fait même la lumière de la défaite et de la guerre elle-même. On sait que pour la première fois dans l’histoire de la guerre, une guerre fut perdue et gagnée par la puissance de feu de l’artillerie. L’armée prussienne dotée de canons fabriqués par la firme Krupp dont la puissance de feu était incomparablement puis puissante et plus moderne que l’artillerie française, eut raison de l’armée impériale, les canons Krupp furent le principal instrument de la victoire prussienne. Doré qui a assisté au bombardements de la capitale a vu le pouvoir de destruction de ces engins d’un nouveau type, il a l’intuition de ce que va devenir la guerre dans un monde ou l’industrie commence à émerger.

Il a fait son tableau à la couleur des armes et cette couleur qui envahit le tableau il en a fait une atmosphère générale de mort et de destruction.

 

Matière, forme

Doré est un romantique, il fut l’ami de nombreux écrivains de cette génération pour les quels il fit des centaines d’illustrations. Il sait la force d’une allégorie, de l’imagination, du rêve, toutes choses que les générations suivantes repousseront au nom du réalisme et ensuite de la peinture elle-même. Sa foi dans cette forme d’expression, héritée en grande partie des siècles précédents, lui fit communiquer à son tableau une émotion véritable, on peut maintenant critiquer l’aventure picturale de Gustave Doré, mais les formes qu’il a inventé, restent les siennes propres, aucun artiste romantique dans la peinture n’a cette qualité d’émotion, il est en cela vraiment parent de Victor Hugo, de Mérimée, De Dumas, et d’autres. Son langage est fait d’imaginaire, mais cet imaginaire fut dans toute son oeuvre l’instrument culturel d’un discours sur le réel et l’histoire, et la manière de l’envisager dans sa totalité. A la vision romantique héritière du baron Gros et de Delacroix (Les massacres de Scio, 1824, musée du Louvre), Doré mèle une représentation réaliste de la mort omniprésente au premier plan.

(Analyse plastique ayant servi de base pour les jeux du CD-Rom « Secrets d’Orsay »)

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