Des glaneuses de Jean-François Millet

Des glaneuses de Jean-françois Millet - Musée d'Orsay

Des glaneuses de Jean-françois Millet – Musée d’Orsay

Un témoignage du travail et du dénuement

« Le tableau vous attire de loin par un air de grandeur et de sérénité. Je dirais presque qu’il s’annonce comme une peinture religieuse ». Tel est le mot d’ordre d’Edmond About, critique d’art, à propos de cette œuvre majeure de Millet.

Qui scrute le sol à la recherche de l’épi échappé aux moissonneurs ? Qui l’a trouvé ? Qui le ramasse ? Trois paysannes, les plus pauvres, puisqu’elles glanent. À l’arrière-plan, l’opulente moisson s’étend sur la ligne d’horizon, scission de ces deux mondes… qu’un tournoiement d’ocres et de blancs réconcilie, que les tons heureux de l’été habillent avec équité. Comment la composition structure-t-elle ce tableau ?

Salon de 1857 – 83,5 cm x 111 cm

Millet et les glaneuses : Une image du peuple rural

« Paysan je suis né ; paysan je mourrai…Je resterai sur mon terroir sans reculer d’un sabot. »

Millet, le grand solitaire, s’est toujours défendu d’avoir eu des intentions sociales dans sa peinture ; il représente ceux qui l’entourent, le peuple rural auquel il appartient par nécessité (la ville l’a rejeté) et par tradition. Ce n’est pas un révolutionnaire, il est du peuple, celui de la campagne ancestrale et il peint Des Glaneuses que Paul de Saint-Victor appelle les « Parques du paupérisme ». -« Non, dit Millet, je repousse le côté démoc’, tel qu’on l’a compris en langage de club et qu’on a voulu m’attribuer… Je suis paysan paysan. »

Sujet

Millet expose ce tableau au salon de 1857 où il suscite des critiques contradictoires selon qu’elles émanent de droite ou de gauche.

Avec l’Angélus, Des Glaneuses, plus connu sous le titre Les glaneuses le voit devenir le tableau le plus célèbre de Millet, popularisé à l’infini par la gravure, la reproduction et les multiples détournements dont il fut l’occasion.

C’est à la fois une scène de genre représentant trois paysannes pauvres en train de ramasser les rares épis oubliés par les moissonneurs comme le droit coutumier les y autorisait alors, et un vaste paysage de plaine en Île-de-France au temps de la moisson à la tombée du jour. Au premier plan, trois glaneuses en plein travail, au fond les moissonneurs.

Au milieu du XIXe siècle le monde paysan représente l’écrasante majorité de la population Française, à la fin du siècle elle aura déjà considérablement diminué et Van Gogh grand admirateur de Millet ne pourra plus avoir cette même vision d’un état de beauté malgré la misère et l’ignorance. Millet ne se bouche portant pas la vue; dans Des glaneuses la pauvreté, le silence des travailleurs de la terre réduits à la portion congrue sont bien là. Mais ils sont encore les seuls à produire la nourriture de tous les hommes, ils sont l’image même du travail, ils l’incarnent ainsi que le lien avec la nature et cela avec une grande dignité.

Millet était lui-même d’origine paysanne, son intérêt pour le monde de la terre n’est pas le fruit d’un choix de convention, nous sommes là loin des « pastorales » du siècle précédent. C’est une des raisons de la polémique que ce tableau provoqua au salon de 1857,  Millet peint le bas de l’échelle sociale, on ne peut se tromper sur son intention.

On sait que le droit de glaner était très rigoureusement réglementé à cette époque, les glaneuses, ces femmes de la paysannerie la plus pauvre, avaient  moins de liberté que les oiseaux ou les rats; or Millet les présente comme sujet central de son tableau. Cette sorte de conclusion dérisoire donnée à la moisson. Le ramassage des miettes en quelque sorte, est la part d’ombre jetée sur l’abondance.

Le peintre place ses personnages en premier plan dans une sorte de légère pénombre, comme si le soleil qui éclaire là bas la fin du travail de cette moisson s’éteignait sur ces trois femmes. Du sol, en bas du tableau, monte une ombre brune comme si la nuit de la terre commençait à menacer les trois glaneuses. La scène est pourtant sans tristesse, et totalement dépourvue de pathos et de sentimentalisme. Mais cette peinture fait aussi apparaître la splendeur du monde tel qu’il est, cette ambiguïté porta tort à Millet car on tira son oeuvre vers l’interprétation chrétienne, alors qu’une approche précise de l’œuvre l’éloigne de tout discours si ce n’est de celui du modèle antique d’une recherche de la beauté mais dans les choses elles-mêmes.

Bien sûr on peut voir Des glaneuses comme une « allégorie réelle » de la charité selon l’expression de son contemporain Courbet, de même que L’Angélus le serait de la foi; et on ne s’est pas privé de le faire, préservant  ainsi le peintre de « l’opprobre réaliste » et plus tard de celle du naturalisme.

Millet peint ce qu’il connaît et ce qu’il aime, le monde dont il est sorti et dont il ne veut pas sortir; c’est un homme de la terre, on l’a vu, il en connaît la richesse et la pauvreté; mais en paysan, il en connaît aussi l’économie et la nécessité. On peut voir les glaneuses sous l’angle d’un bucolisme qui ne transfigurerait rien, mais qui affirmerait que seul ce qui est vrai peut atteindre le beau.

Ce tableau est devenu une image emblématique de la paysannerie française parce qu’elle en contient le climat et la réalité et que cette image est belle, qu’elle apaise. Mais le tableau demeure mystérieux car on ne s’explique pas le refus originel de cette oeuvre et son immense succès postérieur. Aurait-il une dimension autre, contiendrait-il une sorte de conclusion touchant à la condition humaine, c’est ce que nous allons voir à travers le travail du peintre.

 

Composition

Les compositions de Millet sont très élaborées malgré leur apparente simplicité.

Il est évident que cet artiste, comme son très illustre prédécesseur Nicolas Poussin, pensait la conception de ses tableaux au delà du travail de la vue et de la main, mais aussi de l’esthétique pure. La composition des glaneuses est fort intéressante.

Le tableau est coupé en deux parties, le tiers supérieur occupé par le ciel, les deux autres par la terre; bien sur très présente, c’est d’elle dont on parle ici. Il y a une grande différence d’échelle entre les glaneuses aux proportions imposantes et les moissonneurs minuscules à l’arrière plan.

Tout se passe sur terre, on remarquera qu’aucun personnage n’apparaît sur fond de ciel exceptée un bande d’oiseaux migrateurs, grains noirs à l’opposé de la terre.

Dans ces deux rectangles Millet a tracé deux  lignes courbes et une droite; la première passe par les trois bonnets des glaneuses, la deuxième par les trois mains, la droite joint les trois sabots les plus visibles.

Millet est une des premiers sinon le premier à s’intéresser à la décomposition du mouvement dans le peinture, souci qui n’apparaîtra vraiment qu’avec Edouard Manet et Le Balcon, 10 ans plus tard. Mais on ne s’en apercevra pas plus, malheureusement, car on se serait alors éloigné des querelles stériles qui ont détourné l’attention des faits artistiques d’une importance capitale comme ici l’apparition d’une action hors de toute connotation psychologique ou idéale, l’action réduite à cette chose qui va devenir la valeur essentielle: Le travail. Et donc non plus l’apologie discursive de l’acte mais son analyse: ici comment fait-on pour ramasser par terre quelques épis de blé.

Le geste est donc décomposé en trois moments chaque glaneuse incarnant un moment; le premier c’est regarder, elle n’est qu’à moitié penchée la main tendue, incertaine, à droite du tableau, elle cherche l’épi oublié des moissonneurs, la deuxième est courbée le visage s’approchant de la terre, elle désigne la trouvaille; la troisième au centre est pliée en deux, son visage disparaît presque tellement elle semble absorbée, elle ramasse l’épi, le geste est accompli. Mais Millet introduit une continuité du geste par le balancement des corps, le mouvement rond des croupes mais aussi par le rythme accompagné du geste du bras dont la main tient la maigre gerbe de blé et qui passe du devant appuyé sur le genou, au côté appuyé sur la cuisse et enfin au dos à l’endroit des reins; les trois endroits du corps que ce travail fait souffrir.

Lentement le groupe avance dans ce balancement doux que Millet sait si bien faire vivre; il crée à partir de ce rythme et par le colorisme une sorte de musicalité qu’on retrouve dans toute sa peinture.

Cette harmonie et la maîtrise de son propos tiennent de son talent certes, mais Millet savait aussi parfaitement de quoi il parlait. Au loin dans une traînée de lumière le travail de la moisson bat son plein. Millet l’a rejeté à l’arrière plan; le monde des moissonneurs et celui des glaneuses sont bien distincts; à droite la petite silhouette à cheval est celle du régisseur qui surveille le travail.

Couleur, lumière

La manière de Millet et son colorisme sont très nettement inspirés de celle de Poussin, le peintre tourne délibérément le dos au romantisme, il se sent l’héritier de la peinture du 17e et 18e siècle.

Il y avait un certain courage à proposer au public du milieu du 19ème siècle des oeuvres d’une facture autant à contre courant. Elle furent d’ailleurs mal reçues.

Millet reprend ici le thème de Booz traité par Poussin (l’été) il ne garde que la moisson et introduit la réalité paysanne à la place du récit biblique; mais son colorisme est directement inspiré de ce tableau et la touche, de la manière si chaude et précise qui caractérise le maître de la peinture classique.

Il utilise des couleur vives et belles, des couleurs « heureuses » pour les vêtements des paysannes, mais c’est l’ensemble des coloris que portent les trois femmes qui crée cette impression heureuse, pris  séparément les costumes ne font pas cette impression, sauf peut-être les notes roses de la femme du milieu que le peintre a sans doute voulu ainsi pour marquer la belle saison et le bonheur de l’été qui est à tout le monde, même au pauvres.

On retrouve cette splendeur de l’été, cette lumière profonde, somptueuse dans Le Repos des faneurs et ces mêmes empâtements doux et ronds dans le travail sur les vêtements. Les trois couleurs (primaires) des bonnets sont les notes dominantes  d’une petite « mélodie » de couleurs grises et ocre pour la première femme sur la droite, rose bleue blanche et brune pour la seconde, bleue ocre et grise pour la troisième.

Sur le lent déplacement de ces femmes Millet fait une petite symphonie de couleur qui si elle est exempte de tristesse, ne l’est pas de majesté.

La terre qui se dénude au bas du tableau et qui devient sombre est traitée en terre d’ombre brûlée, un brun chaud mais dont l’intensité ,comme c’est le cas dans ce tableau, peut devenir inquiétante. Les restes de chaumes sur cette surface de terre brune donnent au sol l’apparence du pelage d’un animal, animal gigantesque qui serait la terre elle-même.

Au loin la moisson dans le soleil; elle est entièrement décrite: sont là ceux qui coupent le blé, ceux qui réunissent les gerbes, ceux qui les  nouent, ceux qui les portent, ceux qui s’occupent de la paille, ceux qui font enfin les meules. Sur eux la nuit ne tombe pas, ils sont en plein soleil et pas au bord, dans les marges de la vie rurale. Les vêtements blancs dominent, et les jupes claires, il fait chaud ,on s’est débarrassé des vêtements trop lourds.

Il y a dans le lointain cette même symphonie rythmée par le travail, les deux femmes qui lèvent les gerbes correspondent aux deux hommes qui coupent à la faucille et aux trois autres à leur gauche qui nouent les gerbes, le travail de la moisson est beau, grandiose pour Millet, il y retrouve l’antiquité, Virgile et la bible, il y retrouve une joie pour lui éternelle; l’image qu’elle porte est celle de la fécondité ,de l’été, de la blondeur.

Il exalte la moisson par un miroitement d’ocre et de blanc. Dans cette bande de terre où se fait la récolte, le fleuve humain du travail coule entre les trois triples groupes de meules d’une matière tout aussi animale et majestueuse que l’est cette terre obscure où glanent les trois femmes.

Derrière le travail le village et ses quelques maisons de pierre derrière elles quelques arbres, à gauche au delà des meules l’espace sans borne de la terre et l’appel de l’espace; l’horizon des gens de la terre.

Millet a placé la scène dans la lumière rasante du soleil couchant. Celui-ci lui permet de modeler subtilement les formes des glaneuses, de faire des dégradées de couleurs et d’accentuer les ombres.

 

Matière, forme

Les formes puissantes et classiques des glaneuses sont modulées par la lumière rasante. Elles ont une allure sculpturale. Les lignes arrondies des meules font écho à celles des dos courbées des glaneuses.

Sous l’effet de cette lumière rasante, la matière presque tactile de la terre hérissée de quelques tiges à glaner contraste avec celle presque vaporeuse du ciel nuageux et de la maison dorée.

Il y a dans ce tableau une évidente grandeur qui ne tient pas qu’au choix d’un sujet au contenu social indiscutable; la solennité de l’atmosphère laisse penser que Millet cherchait à travers ses sujets une dimension morale, celle-ci relevant de la culture dans le sens bien sur où on l’entendait à cette époque, c’est à dire la culture humaniste.

On sait que Millet était un fervent lecteur d’Homère, de Virgile, de Lucrèce et sans doute de bien d’autres. Il confronte la réalité à la culture, mais cette dernière joue un toute autre rôle que chez la plupart des peintres de son temps; elle donne une profondeur à ses oeuvres, elle nourrit le réel au lieu de servir de ferment à l’imagination.

Le mouvement décomposé des Glaneuses met en jeu le temps dans le tableau, temps  lié au développement du geste qui si il est divisé en trois actes incarnés par différents personnages est le même pour chacun.

Le travail de la terre est collectif et individuel à la fois, il y a évidemment une division naissante du travail qui se tient au loin dans le fond du tableau où l’on moissonne; il s’agit d’une grande propriété sans doute, à droite du champ figure un cavalier, régisseur ou propriétaire.

Les rôles sont bien définis comme nous l’avons vu plus haut , le travail est déjà là bas la grande machine humaine qu’il deviendra par la suite avec la révolution industrielle. Mais ici au premier plan il semble qu’on nous parle du passé, d’un reste d’une époque révolue, où le temps et le travail était lié au forces de la nature, à l’économie et à la pauvreté. Cette scène du premier plan que l’ombre de la terre semble envahir décrit une sorte d’archéologie du travail humain, la première femme cherche du regard, la deuxième trouve, la dernière ramasse. Regarder, désigner, saisir.

Millet introduit dans sa toile un propos, une pensée qui dépasse semble-t-il le simple sujet donné au regard. Il l’élargit considérablement expose ici essentiellement le processus de tout destin humain qui se cherche se trouve et se réalise. L’humilité est une des clefs du contenu moral de la peinture de Millet, elle n’est pas la seule bien sûr, mais elle recouvre une conscience complexe; la « pauvre condition humaine » comme il l’appelait est présente ici, asservie à la survie mais doublée d’un sentiment d’harmonie avec le monde et d’une sorte d’émerveillement devant sa splendeur.

A ces trois paysannes Millet fait jouer le rôle de parques. C’est là qu’entre en jeu l’artiste celui qui par le travail allié à l’art sauve l’homme en dépassant  par la beauté le drame de l’existence humaine. Ni mystique, ni réaliste, Millet est un des derniers artistes dont l’essence morale est authentique, il échappe à toutes idéologies, et se rattache à l’humanisme. Né la dernière année du règne de Napoléon premier et mort en 1875, Millet est au cœur du XIXe siècle. Il est curieux de constater que ce peintre est rapidement devenu un phare pour les générations qui l’ont suivi; Il aura été le grand inspirateur des impressionnistes, et un véritable maître pour Vincent Van Gogh.

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