Blanc métallisé

blanc métallisé

La Corse dans la brume

Blanc métallisé

Nouvelle de Maryvonne Pellay, 

L’enveloppe, cachetée, immaculée, blanc métallisé, au format A5 se tient bien droite dans ma boîte aux lettres. Nouveau concept de publicité mystère? Je la pose sur mon bureau avant de tirer de ma sacoche la précieuse enveloppe des 140 copies du bac que je viens de récupérer au centre d’examens d’Ajaccio. Non seulement on nous impose un rythme infernal pour les corriger mais la consigne de relever systématiquement toutes les notes achève de m’énerver. Les copies ? Ou une bière sur la terrasse face à la mer ? J’opte pour le sport national sur cette île, la paresse au soleil ; je m’installe confortablement pour boire frais et ruminer ma brûlante solitude.

Mes enfants sont sur le continent, les deux hommes de ma vie m’ont quittée depuis longtemps, celui qui m’aimait et celui qui me faisait jouir. Refaire ma vie n’était pas une option, aucun homme n’aurait pu soutenir la comparaison. J’ai hésité entre rester en Corse et revenir à Paris. J’ai choisi de rester. Je n’étais pas sûre de pouvoir mobiliser assez d’énergie pour affronter la violence des classes de Paris ou de sa banlieue. Ici la vie est plus douce, mais les souvenirs et le désert culturel transforment trop souvent ce paradis en enfer.

Au moment d’aller me coucher, j’avise le coin de rectangle blanc qui dépasse de la pile des copies et brille sous la lampe de bureau.

Dans l’enveloppe, une simple photo de famille, prise sur la plage de Palombaggia à Porto-Vecchio. Deux jeunes garçons, de dos ; l’un d’eux pointe son doigt au loin; Michel Pastor, de face, remonte les lunettes de soleil sur son nez, l’air mal à l’aise. Que regarde-t-il ? Une fillette est blottie contre lui. C’est Clara, la prunelle de ses yeux, celle par qui tout est arrivé. Laurina, la femme de Michel est occupée à plier un affreux drap de bain imitation léopard, empêchée dans ses gestes par deux brassards gonflables qu’elle tient dans la main gauche.

Au dos, une mention, écrite au feutre rouge :

18 h – 17 juillet 2005. Qui a pris cette photo ? Supposons que ce soit moi !

C’était il y a 15 ans ! Je ne reconnais pas l’écriture.

Par delà la photo, je contemple ma vie brisée. Qui peut me détester au point de me tourmenter avec ce souvenir qui a hanté tant de mes nuits, alors que je sors à peine d’un long tunnel d’amours de passage sans amour et de beuveries sans ivresse ?

Le lendemain, je corrige mes copies comme une automate, je guette le facteur, mon cœur bat lorsque j’ouvre la boîte aux lettres. Vide.

La photo distille en moi un goutte à goutte de cet été-là. Chagrin, culpabilité et colère.

Une semaine exactement après la première, la seconde enveloppe blanc métallisé se tient dans ma boîte, telle la statue du Commandeur. Une crise de tachycardie m’oblige à m’assoir sur les marches de l’escalier pour l’ouvrir.

Encore une photo. Michel Pastor et moi, en grande conversation. Notre première rencontre. Je ne colle pas dans le paysage, trop apprêtée et pourtant trop nature. À l’arrière plan, mon mari discute avec un groupe d’hommes plus âgés, conscients de leur importance.

Au dos, même écriture, même feutre rouge :

Réveillon 2003 du Procureur de la République. Supposons que tout ait commencé cette nuit-là.

Quelques heures plus tôt ce soir-là, je regardais dans la glace le résultat de mes préparatifs. Juste une armure, pensais-je, juste un bouclier pour me protéger de l’intrusion des autres, pour que les regards s’y réfléchissent sans me toucher.

J’étais, et je suis toujours plus mal à l’aise quand je dois me protéger de ces classes sociales dont je me sens exclue, que lorsque je fais face, en cours de math, à mes élèves les plus difficiles. Avec eux, je n’enfile pas de tenue de camouflage.

Je savais pourquoi mon mari tenait tant à ce réveillon corporatiste. Il venait d’être promu sur l’Île de Beauté où l’on avait besoin de l’incorruptibilité du célèbre juge Flavien Rollin. Le Bâtonnier, les avocats, les juges et toutes leurs femmes zinguées avaient organisé cette soirée luxueuse pour lui rendre un hommage avant son départ.

Au moment de mettre du rouge à lèvre, j’ai suspendu mon geste, je ne me sentais pas le courage d’affronter cette comédie. C’est à ce moment-là que Flavien est entré dans la salle de bains.

Il m’a dit : tu es belle comme ça.

Je lui ai dit : seulement comme ça ? Lorsque je suis maquillée et habillée pour sortir !

Il m’a dit  : mais non, tu es toujours belle. Tu sais bien que je te préfère au naturel. Dépêche-toi, on va être en retard.

Flavien était déjà prêt, impeccable dans son smoking. Il m’avait regardée puis était sorti de la salle de bains.

Il ment, ai-je pensé, il dit qu’il me préfère au naturel, mais lorsque je mets mes décorations – c’est le terme qu’il emploie lorsque je me maquille – je sens bien qu’il me regarde différemment, non plus avec un regard amoureux, mais avec l’oeil du connaisseur qui évalue l’effet que va produire son joyau sur un voleur potentiel qu’il pourra narguer. Elle est belle, elle est à moi et rien qu’à moi, elle n’est pas pour toi.

Ce fut à cet instant précis où j’ai croisé son regard que je me suis sentie réduite à la fonction de femme sandwich.

Je suis sortie de la salle de bain et j’ai dit à Flavien :

-Je ne veux pas y aller. Souviens-toi, il y a cinq ans ! Ces Messieurs imbus d’eux-même, fiers d’exhiber les bijoux qu’ils ont pu offrir à leurs femmes pour servir de vitrine à leur réussite. Toi-même avais trouvé cette soirée insupportable.

-Oui mais ce réveillon est l’occasion de dire au revoir aux collègues. Étant donné les ténors invités, les discussions promettent d’être brillantes.

-Brillant ou pas, je n’ai pas envie. Restons à la maison en amoureux. Les enfants sont avec leurs cousins et souviens-toi qu’on va être séparés pendant six mois. Je ne suis mutée à Ajaccio qu’à la rentrée prochaine.

-Tu viendras me rejoindre en février et pour Pâques et dès fin juin, on ne se quittera plus. C’est merveilleux d’aller vivre là où on s’est rencontré. Tu te souviens ?

-Bien sûr ! C’était il y a 15 ans ! M’aimes-tu encore ?

-Comment peux-tu en douter ? On restera en amoureux demain. Ce soir, j’ai besoin de toi.

-Si tu ne m’obliges pas à faire la conversation et à sourire bêtement à tout le monde…

Flavien s’était approché de moi pour m’embrasser.

-Attention à mon maquillage !

Pourquoi lui ai-je cédé, pourquoi l’ai-je accompagné à cette maudite soirée, la cause de tout, comme le dit si bien le feutre rouge anonyme ?

La femme de Michel, Laurina la Corse, n’était pas à ce réveillon.

Nous avons beaucoup bu ce soir-là, moi pour oublier les classes sociales et Michel par alcoolisme mondain sans doute. Plus il buvait, plus il parlait fort, ce que je trouvais vulgaire mais dès qu’il me souriait, une réaction incontrôlée m’envahissait le bas ventre. Nouvelle et non maîtrisée, cette sensation me perturbait. Je comprenais enfin Flavien lorsqu’il se disait exaspéré par cet engin qui n’en faisait qu’à sa tête, sans qu’il lui ait rien demandé. Michel s’était approché de moi pour me dire que même l’extrême sophistication de ma tenue et de mon maquillage n’arrivait pas à cacher la distinction de mon charme naturel. Puis il avait ajouté qu’avec les mêmes habits, sa femme aurait eu l’air d’une poissarde et lui aurait fait honte. Non seulement vulgaire, mais impudique ! Je lui avais tourné le dos pour rejoindre Flavien.

Pendant que mon mari faisait ses adieux, Michel Pastor était revenu vers moi, tous charmes dehors et m’avait plaidé sa cause avec des effets de manche dignes du grand avocat qu’il était.

J’étais très vite devenue sa maîtresse. Je n’y croyais pas moi-même. Je ne l’aimais pas vraiment, je lui succombais, je succombais tout court dans une ivresse de plaisir et d’orgasme. Mon amour pour Flavien restait intact. Depuis ce réveillon, Michel, quant à lui, tentait juste de sauver les apparences de son couple devant ses enfants et surtout devant sa fille Clara.

Les choses s’envenimaient tout spécialement entre mon amant et sa femme lors des vacances en Corse où il prétextait des clients pour venir me retrouver à Ajaccio. Sa femme n’était pas dupe.

Une semaine après la précédente, arrive la troisième enveloppe blanc métallisé, toujours aussi immaculée. Elle contient une photo de l’hôtel Spunta di Mare près de l’aéroport d’Ajaccio.

Au dos, même écriture, même feutre rouge :

16 juillet 2005. Supposons que cet hôtel quelconque n’ait aucune importance dans l’histoire, ç’aurait pu être un autre…

Ni la concierge, ni le facteur n’ont vu qui déposait ces enveloppes.

Cet hôtel, malgré la vue de mer et la piscine, semble assez banal. Nous l’avions choisi, Michel et moi, parce qu’aucune de mes connaissances à Ajaccio ne pouvait nous y croiser et en cas de rencontre imprévue, il se situait à côté du Lazaret Ollandini, prétexte très plausible à notre présence dans ce quartier. Nous y allions parfois faire un tour pour admirer les sculptures de Marc Petit.

Qui nous épiait? Mon mari? Non, dans sa droiture irréprochable, il me faisait confiance. J’ai peur. Vendetta corse ? Sur moi, 15 ans après?

Sans surprise, je trouve la quatrième grenade dans ma boîte la semaine suivante. Dans la quatrième enveloppe blanc métallisé, un article de Corse-Matin daté du 25 juillet 2005. « Hier, un chauffard a percuté la moto du jeune Pietro, fils de l’entrepreneur de Quenza. Dans sa chute au fond du ravin, le jeune homme a heurté un rocher. Il est mort sur le coup. L’accident s’est produit entre Ajaccio et Porto-Vecchio, près d’Albitreccia. Le chauffard ne s’est pas arrêté. Le témoin qui a appelé les gendarmes arrivait très loin derrière et n’a pas pu voir la marque de la voiture. L’enquête est en cours ».

Toujours la même écriture et le même feutre rouge sang :

Supposons qu’un témoin ait vu qui a tué Pietro.

À la lecture du nom d’Albitreccia, j’éclate en sanglots.

La photo du journal montre l’hélitreuillage de la moto.

Tous les articles que j’ai retrouvés répètent tous à peu près la même chose sauf un qui se demande pourquoi la personne qui a prévenu les gendarmes a gardé l’anonymat.

J’ai peur !

La cinquième enveloppe blanc métallisé contient l’article de Corse-Matin du 28 juillet annonçant l’accident du 27 juillet 2005

L’avocat Michel Pastor a trouvé la mort dans un accident de voiture, près d’Albitreccia. La chute de la voiture dans le ravin est due au taux d’alcoolémie impressionnant constaté chez le conducteur.

Toujours la même écriture et le même feutre rouge sang :

Supposons que ce ne soit pas un accident.

Après celle-là, il ne peut plus y avoir d’enveloppe. Que peut-il y avoir de pire après, à part l’attente, malgré tout, d’une autre enveloppe blanc métallisé venant de quelqu’un qui ne peut que me vouloir du mal ? Je décide de passer à l’action.

J’appelle le père du jeune Pietro. Il me dit calmement :

-C’est l’avocat Michel Pastor qui a tué notre fils ! Et la justice n’a pas fait son travail.

-Alors c’est vous qui avez tué l’avocat ? Vendetta à la corse.

-Non ! Ce n’est qu’après sa mort que j’ai appris que c’était lui qui avait percuté mon fils.

-Qui vous l’a dit ?

-Les gendarmes.

-Les articles disent que celui qui a été témoin de l’accident n’a pas été identifié.

-Ou a voulu préserver son anonymat…Il a rappelé les gendarmes après la mort de l’avocat, toujours un coup de fil anonyme pour dire qu’il avait identifié la voiture. Est-ce lui le responsable de l’accident ? Il a voulu faire porter le chapeau à un mort ? Où bien est-ce quelqu’un qui ne voulait pas que l’affaire aille en justice et qui a attendu la mort du coupable pour le dénoncer. Le chauffard étant mort, il n’y aurait pas de procès.

-Vous dites que la personne qui a appelé est peut-être le coupable.

– Possible ou non. Après ce second coup de fil, les gendarmes ont repris l’enquête. La voiture de l’avocat avait subi un choc, mais impossible d’en déterminer l’origine. Madame Pastor a dit aux gendarmes que son mari avait heurté un rocher. Apparemment il avait beaucoup bu. Ce que je sais, c’est que personne n’a payé pour la mort de notre fils ! Et je ne parle pas de finances !

-Est-ce vous qui me faites déposer des enveloppes anonymes blanc métallisé? L’une d’elle contenait l’article sur la mort de votre fils, c’est pour cela que je me suis permis de vous appeler.

-Jamais de la vie je ne ferais une chose pareille. Je ne vois pas en quoi vous seriez responsable de cette affaire et de la couardise de l’avocat.

Après avoir longtemps hésité, j‘appelle la femme de Michel, installée définitivement en Corse depuis 2010. Je trouvais cela de mauvais goût. Je ne l’ai jamais rencontrée, ni avant, ni après cet été-là. D’après ce que je sais, elle n’est pas assez raffinée pour être sadique, en tout cas pas volontairement. Elle aurait glissé les documents dans une enveloppe léopard et elle aurait signé !

Je lui demande si c’est elle qui m’envoie des enveloppes anonymes. Un grand blanc métallisé s’éternise entre nous, puis : « Votre amant était un lâche ! ». Elle n’a pas dit « Mon mari était un lâche ». Je lui raccroche au nez.

« La couardise de l’avocat», « Votre amant était un lâche ». Ces phrases font mal. Michel que j’aimais tant.

Laurina peut toujours parler de lâcheté, elle qui a démissionné de son rôle de mère après la mort de Michel pour refaire sa vie avec un con de beauf. Ses fils exilés, sa fille terminant ses études, seule à Paris.

Moi, on me l’a ravi, mon rôle de mère.

Je renonce à appeler Flavien. En quoi peut-il être impliqué, il n’y avait pas eu de jugement ? Il est trop raffiné et trop droit pour envoyer des lettres anonymes.

Serait-ce Clara ? Pour venger la mort de son père ? Mais pourquoi sur moi, je n’y suis pour rien ? Mais bien sûr que si, j’ai poussé Michel à boire ce jour-là. Comment saurait-elle que c’est précisément à cause d’elle que nous nous sommes disputés et que nous avons bu ?

Une semaine plus tard, la sixième enveloppe blanc métallisé contient un texte tapé sur ordinateur, anonyme.

L’homme avait la sensation d’être suivi chaque fois qu’il rentrait à Porto Vecchio. Il laissait passer les voitures conduites par les Corses – qui roulaient bien trop vite se disait-il – et au loin, dans son rétroviseur, voyait une moto, puis ne la voyait plus. D’autres voitures arrivaient qu’il laissait passer, puis plus rien, aucune moto ne s’approchait, il rêvait sans doute.

Ce jour-là, il avait trop bu et sa sensation d’être suivi était plus intense. Il passait plus de temps à regarder le rétroviseur que la route. Il heurta un rocher sur le bas-côté, redressa brusquement le volant et provoqua ce choc horrible avec une moto qui arrivait en face, la projetant dans le ravin. Il ralentit, le temps d’imaginer sa vie et sa réputation s’il s’arrêtait et s’il appelait les gendarmes. Personne ne le suivait, personne ne saurait, il n’y avait pas de témoin… Il poursuivit sa route. Arrivé chez lui, sa femme lui fit une scène parce qu’il avait trop bu.

Toujours la même écriture et le même feutre rouge sang :

Supposons que ce soit votre amant qui ait écrit cela !

J’en ai assez ! Je décide d’aller voir Laurina à Porto-Vecchio et de la cueillir par surprise. Je n’attends pas qu’elle ait le temps de revenir de son étonnement, j’attaque :

-J’en ai marre qu’on me dépose des lettres anonymes, crachez le morceau ! La scène de ménage le jour où le motocycliste est mort, c’était quoi ?

Elle ne s’est pas démontée.

-J’ai vu que Michel avait esquinté ma voiture. Il a commencé par me raconter un bobard comme quoi un rocher s’était détaché. Il empestait l’alcool. Il s’est défendu en disant que son client l’avait énervé. Je savais bien que son client, c’était sa maîtresse, vous sans doute ! Depuis deux ou trois an, le temps n’était plus au beau fixe entre nous. Michel a gueulé qu’il n’était venu en vacances en Corse que pour sa fille Clara. Puis il s’est effondré et m’a raconté l’accident avec le jeune motocycliste. Il voulait se dénoncer. C’est moi qui l’en ai dissuadé en lui disant de penser à sa carrière fichue, à ses enfants et surtout à sa fille qu’il disait tant aimer : le mal que ça ferait à Clara s’il était jugé pour homicide involontaire. Je lui ai conseillé de demander un alibi à son « client » qui lui devait sûrement ça, au cas où un témoin se manifesterait. Il m’a regardée comme si j’étais un monstre… Mais il m’a obéi, il ne s’est pas dénoncé et l’affaire s’est arrêtée là avec sa mort.

J’hurle à la figure de Laurina que c’est elle le monstre ! Et je claque la porte.

Toute la beauté de cette île ne me la fera jamais aimer ! Je vais à la gendarmerie d’Ajaccio remuer des souvenirs de 15 ans.

Non, ils n’ont jamais su qui avait appelé. Ils ont juste supposé que c’était quelqu’un d’important qui ne voulait pas être mêlé à tout ça.

Avec une précision de métronome, une semaine plus tard, la septième enveloppe blanc métallisé contient un texte tapé sur ordinateur, toujours anonyme.

Il m’a dit qu’il ne divorcerait que lorsque sa fille Clara aurait 18 ans. Il n’était pas sûr de m’aimer assez pour sacrifier sa vie de famille, surtout sa vie avec sa fille. Je lui ai fait une scène, pas tant à propos du divorce, car moi non plus je ne voulais pas divorcer, mais à cause de la tiédeur de son amour et surtout à cause de ses calculs tordus d’avocat. Il voulait que j’obtienne le divorce aux torts de mon mari. Ce jeu était plus important que ses sentiments à mon égard. Il risquait de durer longtemps, tant mon mari était irréprochable. Pourquoi m’étais-je laissée prendre au piège de cette relation exclusivement sexuelle? Nous n’étions d’accord sur rien. Nous avons beaucoup bu pour essayer de nous réconcilier avant de nous séparer.

Nous ne nous sommes pas revus toute suite. Lorsqu’il est revenu, c’était pour me dire adieu. Il semblait très perturbé, il me cachait quelque chose. Je l’ai poussé à boire pour qu’il me parle, il n’a rien dit, alors nous avons continué à boire à la santé de notre rupture.

Toujours la même écriture et le même feutre rouge sang ;

Supposons que ce soit la maîtresse de Michel qui écrive cela.

Qui peut connaître ce que seul un mort connaît à part moi ?

La huitième enveloppe blanc métallisé contient juste quelques lignes, tapées sur ordinateur, anonymes.

Supposons que les paroles de la lettre précédente soient celles de ma femme. Elle que j’aimais tant et que j’aime encore passionnément, plus que tout, elle ma complice, mon soleil, ma joie de vivre, comment avait-elle pu être la maîtresse d’un lâche pareil ?

Toujours la même écriture et le même feutre rouge sang ;

Supposons que ce soit le mari, enfin l’ex-mari de cette femme, qui vous envoie toutes ces lettres. Vous vous demandez comment il sait tout ça ?

Supposons que vous ne compreniez pas pourquoi il vous semble si sadique.

J’étais KO. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi Flavien…

La neuvième enveloppe blanc métallisé dévoile une lettre manuscrite anonyme. Cette fois-ci je reconnais l’écriture, celle de l’homme que j’aime encore.

D’humeur passablement mélancolique, je m’étais assis sur le balcon avec une bière fraîche et je contemplais le bleu trop bleu de la Méditerranée et la fumée du ferry à destination du continent. Pourquoi laissent-ils ces machines tourner si longtemps avant le départ ? J’étais rentré tôt du tribunal d’Ajaccio. Peu d’affaires à juger mais pénibles, surtout la dernière, un homme qui voulait tuer sa femme avec son fusil de chasse. La femme n’a dû son salut qu’à la rapidité de sa réaction. Pourquoi les hommes peuvent-ils devenir aussi violents lorsque leur femme veut les quitter ? Parce qu’ils savent qu’ils ne pourront jamais l’empêcher de partir sauf à la tuer, me disais-je. Dans moins de deux semaines, le 15 juillet 2005, enfin les vacances judiciaires. je me détendis et allais chercher une seconde bière.

Nos enfants n’étaient pas là, ma femme m’avait convaincu de les envoyer en colonie sur le continent. Je n’avais pas compris pourquoi, ils avaient ici toutes les activités qu’ils souhaitaient.

Lorsque ma femme était rentrée, un peu après 17 heures, elle avait pris la peine de se justifier, ce qui m’avait incité à la regarder plus attentivement. Elle ne portait pas la même tenue que le matin, elle s’était fait les ongles et s’était maquillée.

Elle dit : Ah ! Tu es déjà là !

Je dis : Oui, je suis rentré tôt.

Elle dit : Je vais me changer et me doucher. J’étais avec des copines sur la plage face aux îles Sanguinaires. Je ne me lasse jamais des bains de mer !

J’avais remarqué que depuis le réveillon 2003, une légère distance s’était installée entre nous, pas franchement un désamour, mais un relâchement de la tendresse et de la complicité, un léger désintérêt de ma femme à mon égard… J’ai voulu comprendre et j’ai décidé de la suivre…

Je suis un homme patient, j’avais tout mon temps. Les vacances judiciaires me permettraient de le faire en toute tranquillité.

Le 16 juillet, au petit déjeuner…

Elle dit : je retourne à la plage des Sanguinaires.

Je dis: entre copines ?

Elle dit : oui, Les Grandes baigneuses !

Je dis: je croyais que tu n’aimais pas les assemblées de femmes !

Elle dit : en vacance, ça détend.

J’ai pris ma moto et j’ai suivi ma femme qui n’allait pas à la plage mais dans un petit hôtel près de l’aéroport.

Après trois heures d’attente, j’ai vu ma femme ressortir de l’hôtel, puis quelques minutes plus tard, j’ai reconnu l’homme qui sortait. Le réveillon m’est revenu en mémoire. Comment ne m’étais-je aperçu de rien ? Les vacances scolaires que ma femme allait passer à Paris, prétextant des formations. L’éloignement des enfants. La distance qui s’instillait entre nous…

Je décidais de suivre l’homme.

Arrivé à Porto-Vecchio, il a garé sa voiture et s’est rendu à la plage pour rejoindre sa femme et ses trois enfants.

Laurina, blonde décolorée, un brin vulgaire me rappelait tant de ces femmes antiquaires ou agents immobiliers que j’avais vu défiler dans ma carrière. Au moment précis où, par réflexe, j’ai pris la photo de cette petite famille parfaite et tranquille, l’homme s’est écrié: « Qu’est-ce qu’il était casse-pied, mon client d’Ajaccio aujourd’hui. Je n’aurais pas dû accepter un dossier pendant les vacances. »

Simple : la plage des Sanguinaires avec les copines et le client d’Ajaccio.

J’étais écoeuré.

Deux fois par semaine, j’ai suivi l’homme à bonne distance, celui qui me prenait ma femme. Je le suivais pour me calmer et pour que ma femme se demande pourquoi je rentrais plus tard qu’elle.

Un soir, à la démarche de l’homme lorsqu’il sortit de l’hôtel, j’ai vu qu’il avait bu. Il fonçait sur la route. Les jours précédents, en bon Corse que j’étais devenu, j’étais obligé de ronger mon frein pour rester à distance. L’homme conduisait comme un pinzutu, et si je l’avais collé, je me serais fait repérer. Mais l’alcool levant toutes ses inhibitions, l’homme fonçait, bien trop, sur cette route accidentée d’Ajaccio à Porto-Vecchio. Ce qui devait arriver arriva, L’homme a heurté un rocher sur le bas côté puis a fait une embardée qui a propulsé dans le vide la moto qui venait en face. J’ai ralenti, persuadé que l’homme allait s’arrêter.

Michel Pastor a ralenti, le temps d’examiner la situation mais ne s’est pas arrêté. J’imaginais bien ce qu’il s’était dit : « On est en Corse et les Corses seraient capables, non seulement de faire traduire cette affaire en justice pour venger la mort du motocycliste mais aussi de se venger directement sur moi ou sur ma famille. Je ne peux pas risquer cette tache à ma carrière : Un brillant avocat traduit en justice pour avoir provoqué la mort d’un homme…ou d’une femme. Et si le motocycliste n’était pas mort ? Ce serait pire, il pourrait témoigner. »

J’ai attendu que la voiture de l’avocat ait disparu puis me suis arrêté à l’endroit de l’accident, interloqué par son attitude. J’ai jeté un coup d’oeil dans le profond ravin. Rien n’avait ralenti la chute du motocycliste qui gisait empalé sur un rocher.

Je dois avouer que j’ai été presque aussi lâche que l’homme. J’ai prévenu la gendarmerie sans donner mon nom et j’ai fait demi-tour.

Je me remémorais le dernier cas que j’avais jugé ; je me suis dit que rien ne retiendrait ma femme si elle voulait partir et que me venger sur son amant ne me la rendrait pas. J’ai donc dit aux gendarmes que j’étais trop loin pour avoir vu le numéro de la voiture du chauffard qui avait provoqué l’accident.

J’ai laissé à l’homme le bénéfice du doute, il avait eu si peur qu’il voulait se ressaisir avant de parler et il avouerait très vite.

Ce soir-là, ma femme m’a laissé message sur message.

Lorsque je suis rentré, très tard, elle n’avait toujours pas digéré l’alcool qu’elle avait bu avec son amant. A cet instant, je lui en ai plus voulu d’être la maîtresse d’un tel salopard plutôt que de me faire cocu. Ma femme, voyant que j’avais remarqué son ébriété, s’est justifiée, c’est une manie chez elle lorsqu’elle est en tort.

Elle dit : je me faisais du souci parce que tu ne rentrais pas. Alors j’ai bu pour me calmer.

Ce qui était en partie vrai.

Attendant que la justice des hommes fasse son travail, je n’ai pas bougé. Avec les vacances judiciaires, l’affaire ne serait jugée qu’en septembre.

La perspective vaudevillesque d’avoir moi-même à juger une affaire dans laquelle l’enquête pourrait révéler que j’étais cocu et que je me trouvais là parce que je suivais l’amant de ma femme puis, pourquoi pas, l’acquittement du chauffard grâce au témoignage de la femme du juge cocu! Oui, j’ai même imaginé que ma femme pouvait faire un faux témoignage ! Cette situation aurait dû me faire rire, mais pas du tout !

Pendant une semaine, il ne s’est rien passé. La vie semblait reprendre son cours normal. Ma femme ne retournait pas à l’hôtel. L’homme ne s’était pas dénoncé. La tension était palpable mais l’organisation des journées de vacances tenait lieu de sédatif.

27 juillet.

Elle dit : je sors.

Je l’ai regardée, je savais qu’elle allait retrouver son amant.

Ils avaient changé d’hôtel.

J’ai attendu près de quatre heures.

Lorsque l’homme est sorti, en premier, il était encore plus bourré que le jour où il avait renversé le motocycliste. Je l’ai suivi, d’abord de loin, puis quelques kilomètres avant le tournant fatidique, je l’ai collé de très près. J’avais volontairement pris ma voiture et n’avais pas mes lunettes de soleil, l’homme pouvait me reconnaître, il a accéléré. Je le collais d’encore plus près et ce qui devait arriver arriva : dans le tournant où il avait renversé le motocycliste, l’homme a piqué dans le ravin, tout seul. Pas besoin de le pousser. J’ai fait demi-tour. Je n’ai pas appelé les secours.

Je suis rentré à Ajaccio, j’ai garé ma voiture au parking et suis allé boire dans un bar.

Au fil des Whiskies, je me demandais combien d’affaires avaient échappé à la justice du fait que le coupable était mort, s’était tué, avait été poussé à bout jusqu’à la dernière extrémité ou avait été tué sans qu’on sache par qui.

Vers une heure du matin, après avoir ignoré tous les appels de ma femme, je l’ai appelée.

-Je te quitte.

J’ai raccroché et suis allé dormir à l’hôtel.

Lorsque je suis allé prendre mes affaires le lendemain, ma femme m’a demandé si j’avais rencontré quelqu’un. J’ai éclaté de rire. Elle m’a avoué qu’elle avait un amant, sans me dire qui. Elle a ajouté que c’était passager, qu’elle avait confondu amour et orgasme. J’ai failli me laisser convaincre malgré l’humiliation d’apprendre que je n’avais jamais procuré d’orgasme à ma femme, mais je suis parti.

Puis j’ai pensé aux parents de Pietro qui attendaient que justice soit faite. Porter plainte contre un défunt est impossible mais j’ai appelé les gendarmes pour donner l’immatriculation de la voiture du chauffard afin qu’ils plaident l’accident au tiers pour obtenir au moins une compensation financière de l’assurance. Ils trouveraient sans doute cela plus mesquin que la vendetta qui a quelque chose d’un anesthésiant de la douleur.

A la rentrée judiciaire, j’ai reçu la visite de Laurina Pastor, elle m’a donné le texte du faux témoignage que son mari avait préparé. J’étais soulagé de voir que ma femme ne l’avait jamais signé. Au cas où ça puisse me procurer un peu plus de douleur que ce qu’elle-même avait enduré, Laurina m’a aussi donné le dossier que Michel Pastor préparait pour le divorce de ma propre femme.

J’ai demandé le divorce et ma mutation sur le continent. Grâce à mes appuis, j’ai pu obtenir la garde des enfants. Ma femme ne s’est pas même battue pour ses enfants, elle savait que j’étais le plus fort à ce jeu-là. La pauvre a été victime de deux hommes de loi !

J’avais gardé la photo de la famille Pastor que j’avais prise sur la plage de Porto-Vecchio. Quand je la regardais, je culpabilisais d’avoir privé ces enfants d’un père aimant même si c’était un lâche et un coureur. Mais parfois, la douleur et l’humiliation prenant le dessus, je brûlais d’envie de l’envoyer soit à Clara, soit à ma femme, les deux personnes qui aimaient Michel et en étaient aimées en retour, avec au dos la mention : votre père était un assassin (ou ton amant était un assassin) il a tué le jeune Pietro.

Puis, je me dégoûtais, car moi aussi j’avais privé ma femme de ses enfants et j’étais obligé de m’avouer que l’assassin c’était moi, avec préméditation.

J’ai attendu 15 ans pour faire déposer ces enveloppes… À ma femme qui avait détruit ma vie, et non à la pauvre Clara qui ne méritait pas pareil supplice.

Toujours la même écriture et le même feutre rouge sang ;

Supposons que je sois coupable

La dixième enveloppe blanc métallisé contient deux lignes manuscrites, signées.

Supposons que mes missives t’aient blessée. Je voulais juste que tu saches la vérité : c’est moi qui ai tué ton amant, indirectement, lâchement, mais je l’ai tué, par amour pour toi.

Suit la signature : Flavien et un PS :

Ce matin, à l’audience, je me suis retrouvé face à Clara.

Pour sa première plaidoirie d’avocate, elle s’en est bien sortie. Elle défendait un jeune motocycliste, renversé par un automobiliste qui ne s’était pas arrêté. Elle avait réussi à retrouver un témoin et le chauffard a été condamné. Elle trouvait sans doute confortable de plaider pour un innocent et se demandait ce qu’elle aurait fait si son client avait été le chauffard. Il faudra qu’elle s’y fasse, elle n’aura pas que des innocents à défendre.

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