La ligne, le cercle et la couleur chez Rodtchenko
Selon Rodtchenko, les temps modernes accréditent le développement de formes originales où la construction dynamique, l’architecture de l’image, et la lumière, le pinceau de la nature, dépassent l’illusion et la couleur trompeuse.
Le Rodtchenko des années 30-40 s’obstine, il reste fidèle à un modèle collectif de création, en rien contradictoire avec une attitude individuelle du sujet artiste.

Il commence à introduire la ligne dans le plan en tant que nouvel élément de construction (œuvres de Rodtchenko de 1917-1918). la signification de la ligne s’est enfin complètement révélée : d’une part, son aspect arête, bord extrême ; et d’autre part, en tant que facteur essentiel de la construction de tout organisme en général, le squelette, (ou l’assise, l’armature, le système).
La ligne est le premier et le dernier élément, aussi bien en peinture que dans toute construction en général. La ligne est voie de passage, mouvement, heurt, limite, fixation, jonction, coupure. Ainsi, la ligne a vaincu, elle a anéanti les dernières citadelles de la peinture : couleur, ton, facture et plan. la ligne a mis une croix rouge sur la peinture.
Il est exact que le cercle, image symbolique dans l’art classique de l’immobilité et de l’éternité, devient souvent une structure active dans les œuvres constructivistes. C’est vrai, en particulier, quand le cercle sert de support à la typographie, puisque l’exercice de la lecture oblige le regard à en parcourir la circonférence ou à faire tourner la feuille de papier imprimé.
Rodtchenko, Carnets de notes du LEF
Rodtchenko sonne le glas de la couleur
Les peintres anciens considéraient que le nombre de figures optimales pour un tableau était un nombre impair : 3, 7, 5, 9.
Avant, on estimait que la lumière doit occuper le quart d’un tableau, le demi-jour un autre quart, le reste étant pris par l’ombre. La plupart des tableaux étaient construits de sorte qu’il y ait au milieu une tache blanche qui attire l’attention. L’artiste “s’élevait au-dessus de la foule“… Son point de vue se trouve toujours plus haut que la foule. Pour pouvoir voir plusieurs plans.
Aujourd’hui, la réalisation de nos perceptions du monde dans les formes de l’espace et du temps sont le seul but de notre art pictural et plastique… c’est pourquoi nous renonçons à la couleur en peinture… la couleur est accidentelle et n’a rien de commun avec l’essence interne d’une chose. Nous proclamons que la tonalité d’une substance, c’est-à-dire que la matière absorbant la lumière est sa seule réalité picturale. Nous renonçons dans la ligne à sa valeur descriptive ; nous proclamons que la ligne n’est que la direction des forces statiques et celle de leur rythme dans les objets. Nous renonçons au volume comme forme picturale et plastique de l’espace… C’est la profondeur que nous proclamons comme seule forme picturale et plastique de l’espace. Nous renonçons dans la sculpture à la masse comme élément sculptural. Nous proclamons les rythmes cinétiques comme les formes de base de notre perception du temps réel (…) .”
Le système de Rodtchenko
L’écroulement de tous les ‘ismes’ a déclenché son ascension.
Tandis que sonne le glas de la peinture en couleurs, nous accompagnons à son repos éternel le dernier ‘isme’ : la dernière espérance, le dernier amour s’effondrent, tandis que je jette les vérités mortes.
“Ce n’est pas la synthèse qui est la force motrice, mais l’invention (analyse). La peinture est le corps, la création, l’esprit. Ma Tâche est de tirer de la peinture des choses nouvelles, alors regardez mon travail dans la réalité. La littérature et la philosophie sont la tâche des spécialistes, moi, en revanche, je suis l’inventeur de nouvelles découvertes en peinture.
“Christophe Colomb n’était ni écrivain ni philosophe, il n’était que le découvreur de nouveaux mondes. »
Moscou, janvier 1919, Rodtchenko
Rodtchenko, l’art, la bourgeoisie et le prolétariat
« La bourgeoisie a fait de l’art une chose sacrée et a consacré les artistes prêtres de l’art.
La bourgeoisie a gardé l’art dans une église où l’on ne pouvait entrer qu’en tremblant et rempli de peur. Grâce à la bourgeoisie, la création artistique est devenue une sorte de rite pieux. Le prolétariat ne peut avoir une telle idée de l’art. (…)
Le prolétariat qui a tout bouleversé, doit aussi créer le nouvel art. Il n’y a pas encore d’art prolétarien, mais on peut indiquer la voie qu’il va suivre pour prendre forme.
Le prolétariat est un grand créateur, et crée jour après jour des valeurs vraies.
Le prolétariat étend la conception artistique à notre environnement de tous les jours, à notre vie quotidienne. (…)Il faut que s’ouvre dans l’art une ère entièrement nouvelle.
Le prolétariat créera de nouvelles maisons, de nouvelles rues, de nouveaux objets usuels. »
(in German Karginov, Rodtchenko, 1975)
En 1916, à Moscou, je participai à une exposition futuriste, baptisée « Magasin », sur la Pétrovka. A cette époque-là, je portais hiver comme été un manteau de demi-saison tout déchiré, je vivais dans une pièce, séparée de la cuisine par une cloison de contre-plaqué, j’avais faim, je dépensais les quelques sous que je pouvais gagner à acheter des couleurs. Ce manque d’argent était si grand, que j’en rêve encore aujourd’hui, comme un pénible retour du passé. Mais je méprisais la bourgeoisie, je méprisais l’art qu’elle aimait tant, celui de l’Union des Artistes Russes et des esthètes du Monde de l’art. C’étaient ceux-là ses favoris, ceux qui reflétaient ses goûts et ses rêves. C’étaient des esthètes, des petits-bourgeois qui rêvaient du passé, de restauration… ! Je me sentais proche des artistes comme moi, ceux qu’on ne reconnaissait pas, ceux qui ne laissaient pas acheter, ceux que l’on critiquait dans tous les journaux, les gens comme Malévitch, Tatline, Maïakovski, Khlebnikov et quelques autres.
Nous nous rebellions contre les règles établies, contre les goûts et contre les valeurs établies. Nous travaillions et nous indignions le monde bourgeois et du coup, on ne nous achetait pas et l’on ne nous acceptait pas. Nous sentions notre force, nous ressentions de la haine pour l’art qui existait à l’époque…
Et nous sentions que l’art nouveau avait entièrement raison.
L’architecture et la révolution
« Et chaque fois que le peintre a voulu se débarrasser réellement de la représentativité, il ne l’a pu qu’au prix de la destruction de la peinture et de son propre suicide en tant que peintre. Je pense à une toile récemment proposée par Rodtchenko (…). Ce n’est plus une étape qui pourrait être suivie de nouvelles autres, mais le dernier pas, le pas final effectué au terme d’un long chemin, le dernier mot après lequel la peinture devra se taire, le dernier « tableau » exécuté par un peintre.
« Mais la mort de la peinture, la mort de l’art de chevalet ne signifie pas pour autant la mort de l’art en général. L’art continue à vivre, non comme forme déterminée, mais comme substance créatrice. »
Taraboukine, Du chevalet à la machine, 1923