Éclairs romantiques
« Paul Huet a toujours cherché les effets étranges. Il aime les tremblements de terre, les fureurs de la mer et les orages. La nature tranquille l’attire rarement. » Théophile Toré a la critique juste, ce peintre a un goût prononcé pour les thèmes du siècle passé.
Un gouffre les attire. Au bord, l’homme se penche, fasciné par le vide ; en face, trois bouleaux s’inclinent, soufflés vers le précipice. L’orage éclate, la lumière traverse la toile comme l’éclair. L’abîme s’apprête à les engloutir, les rochers, montés comme une tenaille, à les broyer. Comment ce sujet, cher aux romantiques, est-il traité ?
Salon de 1861 – 212 cm x 125 cm
Sujet
Peintre romantique, Paul Huet peint dans ses paysages les aspects les plus terrifiants de la nature prête à engloutir l’homme (éléments déchaînés, tempêtes, orages).
Paul Huet est un peintre romantique, le sujet du gouffre est un thème cher à cette école, il est une des figures majeures de l’inquiétude des générations de la première partie du 19ème siècle. Le symbolisme est encore déterminant dans cette composition, tout ici fait sens, le gouffre bien sûr, mais aussi tout ce qui l’entoure : rochers, falaise, lointain, arbres et animaux sans compter le ciel tourmenté, et les deux chasseurs dont l’un se penche sur la gouffre.
Le paysage est sans doute inspiré par plusieurs endroits différents que le peintre a raccordé entre eux pour créer cette scène où deux hommes au détour d’un chemin découvrent un abîme. On sait tout le changement que la fin du siècle précédent a amené dans ce pays et en Europe. Ces bouleversements qui ont commencé de détruire les structures anciennes liées au monde de la paysannerie et donc à la nature ont terriblement troublé les esprits, un mouvement a commencé qui ne s’arrêtera plus.
Les romantiques à la fois nostalgiques d’un passé révolu (Chateaubriand, Vigny) ont leur double dans les artistes et les écrivains modernistes (Hugo, Gautier, Baudelaire, Nerval) qui vivent aussi pour des raisons différentes une inquiétude profonde. Huet est un artiste de la fin du romantisme et ce tableau est une des dernières manifestations de ce langage romantique qui fut si grand dans la première partie du siècle, et dont Delacroix fut le chef de file dans la peinture.
On remarquera que les deux chasseurs sont dans des costumes du siècle précédent, et que le traitement du paysage relève de ce qu’on a appelé en Allemagne « sturm und drang ».
Composition
L’abîme en question est une faille dans le rocher qui très noir, débouche sur l’espace d’un paysage extrêmement sombre. Cette faille est sur la gauche du tableau, de biais, en soi elle n’est pas très effrayante, mais le devient par la présence d’un des chasseurs à son bord, penché dangereusement au dessus du vide. Un grande diagonale est faite par trois jeunes bouleaux penché par le vent et qui barrent le lointain et le ciel, deux autres bouleaux répètent ce même mouvement sur le coteau à gauche près duquel un cheval blanc se cabre. Les trois arbres qui ont poussé sur une pente font un angle aigu avec l’homme penché, donnant ainsi le sentiment que quelque force puissante attire vers le vide. Le chemin tournant a l’air d’une impasse, on ne le voit pas continuer au delà des deux chevaux, son arc a l’air lui aussi de se précipiter dans le vide. Les grands chênes ont l’air d’être attaché à un rocher menacé de chuter. Le seul élément stable est à droite la falaise qui fait la verticale qui fait angle droit avec la ligne d’horizon, mais cet horizon souligné d’une ligne claire est noir et menaçant.
Couleur, lumière
Peint dans un colorisme typique de l’esthétique romantique, ce tableau n’est pas sans rappeler la palette de Delacroix. Un splendide travail sur le ciel d’orage où quelques lueurs solaires percent la couche gris-bleue et très sombre des nuages. Une lumière éclate comme un éclair sur les nuages au dessus des chênes et des bouleaux ; c’est un orage violent, le vent fait des formes diagonales grises et mauves à gauche du tableau, la seule tranquillité ce sont ces falaises travaillée dans des teintes d’ocre ; éclairées par un coup de soleil froid, elles sont quelque peu mélancoliques. La lumière est celle d’un orage violent et on peut penser que si l’abîme fascine les deux hommes, c’est l’orage qui fait peur aux bêtes, le cheval noir qui se cabre et que maintient difficilement le cavalier resté en selle regarde vers le ciel.
Huet a fait un magnifique travail sur les rochers moussus, fait de bruns jaunes et de verts qui vont jusqu’à l’émeraude. Mais c’est certainement le travail de peinture sur le ciel qui est le plus remarquable dans ce tableau, la variété des teintes est somptueuse, les éclats presque orangés sur les nuages, les mauves de la partie gauche s’accordent dramatiquement avec les teintes de gris bleu du fond du ciel.
L’influence de la palette et de la technique de Delacroix, initiateur du romantisme en peinture est particulièrement nette dans le traitement virtuose des chevaux de droite et du chien de chasse. La différence d’échelle entre les êtres animés et la nature déchaînée est également typique du romantisme.
Matière, forme
Huet a donné le mouvement du vent, part invisible de l’agitation, en créant une grande forme en S qui d’autre part rend le paysage complètement instable, ce zig-zag de rochers et chemin très mouvementé, donne l’impression d’une tenaille prête à broyer et dans l’autre sens d’une faille qui s’ouvre. Figure des passions et de la fascination qu’elles exercent sur l’homme, l’abîme est ici désignée comme très menaçant, les maigres et fragiles bouleaux symbole de la résurrection sont aussi menacés, mais on les retrouve dans une faille de la falaise, protégés par la roche.
Huet a 58 ans lorsqu’il peint ce tableau, il vivra encore 8 années, depuis l’enfance durant le premier empire, il a vu son pays changer plusieurs fois de régime, les manufactures se développer, et les moeurs se transformer, il n’a pas quitté son esthétique Delacrucienne pour autant, la richesse du langage des formes romantiques lui paraîssait être un des sommets de l’art de peindre, il prouve ici en 1861 dix ans après un enterrement à Ornans de Courbet que cette peinture est toujours vivante. Huet est très marqué par l’esthétique de Delacroix. Comme chez ce dernier, la matière employée pour traduire le déchaînement des éléments et la pratique des protagonistes est très fluide. Les formes se définissent par leur dynamisme qui atteint même les éléments solides comme les rochers traités en blocs qui ondulent.