Au lit d’Edouard Vuillard

Au lit d'Édouard Vuillard - Musée d'Orsay

Au lit d'Édouard Vuillard - Musée d'Orsay

Silence harmonieux

« Le mot harmonie veut dire seulement science, connaissance des rapports et des couleurs », Edouard Vuillard a toujours pris soin de noter son travail dans son Journal.

Le marchand de sommeil est passé. Livrant de belles lignes douces et moelleuses pour un lit chaud et duveteux. Monté à la façon d’un chien dont les oreilles seraient les oreillers douillets et le corps, des horizontales apaisantes. Harmonie des formes simplifiées, sans perspective ni modelé, dont les couleurs, ocre, vert, gris poussent dans les bras de Morphée.

1891 – 73 cm x 92,5 cm

Sujet

Un sujet anodin, très banal, une scène intimiste dont Vuillard se fera une spécialité, traitée ici avec une grande originalité et une grande économie de moyens.

Vuillard a 23 ans lorsqu’il peint « Au lit », le tableau est d’une audace stupéfiante pour l’époque, d’autant qu’il ne s’agit pas d’un petit format qui pourrait rétrospectivement être considéré comme une tentative sans lendemain ; il traitera d’autres tableau dans ce style de grands aplats (le portrait de Lugné-Poé, le carton du liseur).

Cette toile nous montre une toute jeune fille endormie, le charme de ce tableau saute aux yeux, il y a derrière ces innovations de Vuillard une sorte d’idée musicale, le peintre cherche la musique de ce moment si jeune de la vie, il est certain que comme Vallotton, il veut atteindre certaines émotions, en retrouver la richesse et le bonheur, choses simples mais d’une très grande intensité. Cette volonté de modernité est sans doute chez lui liée au désir de sa propre jeunesse de communiquer une forme de sensibilité qu’il ressent comme totalement nouvelle par rapport à la tradition picturale française qui domine encore l’époque.

Composition

Le tableau est composé sur trois bandes horizontales, deux parties de mur de couleurs différentes et le sol d’une troisième couleur, le reste du tableau qui forme son sujet est traité dans des coloris plus clairs et il forme une sorte de contradiction plastique quant aux lignes qui  font un ensemble de courbes d’une grande harmonie.

Une bande verte tirant vers le veronèse fait le haut du tableau, elle clôt le sommeil par la douceur vers le haut, elle donne un sentiment de légèreté. La deuxième est plus foncée s’orientant vers le gris, à celle ci s’attache ce T qui intrigue depuis toujours les amateurs de Vuillard, enfin si on traverse le lit, et on retrouve le sol aussi délicieux que les murs, lui par contre coupé par un pan de drap.

Le lit est le lieu de la ligne nettement marquée car ici la ligne fait l’ombre en grande partie sauf dans trois petites zones : en bas à gauche , à la suite du drap qui descend sur le sol et enfin sous le traversin. Ces lignes forment le rythme de la composition, elles sont simples, douces et heureuses, comme décrivant un grand animal protecteur, le lit.

Elles ont deux pôles, l’oreiller et les genoux pliés comme deux pics entre lesquels la courbe du sommeil atteint le visage.

Couleur, lumière

Vuillard voulait ici démontrer la force de la surface, il a supprimé toute perspective, tout modelé toutes ces choses de métier qui faisaient la peinture au XIXe siècle, il donne donc l’avantage à la surface et il est un des premiers à avoir compris (sans doute parce qu’il est allé au bout de l’expérience) que cette attitude picturale appelait une autre dimension, celle de la matière. Il a résolu ce vide créé par le coup de pinceau empâté et posé dans un sens unitaire, donnant à sa peinture un autre rythme qui soutien les lignes de la composition ; un rythme vibratoire évoquant une matière laineuse, douce et chaude que les teintes uniformes d’ocre jaune cassé de blanc et pour la couverture  d’ocre obscurci par un sépia ou une terre d’ombre brûlée, donnent à l’ensemble.

La gamme de couleurs est très restreinte et réduite à un camaïeu de gris, verts et ocres. Les couleurs sont posées en aplats cernés issus de la technique synthétiste des toiles bretonnes de Gauguin, Gauguin ayant donné le ton si l’on peut dire quant à cette manière de peindre en aplats de couleurs dans ses toiles de Bretagne.

Cette toile dépourvue de clair obscur n’a pas réellement de lumière et c’est sans doute ce qui manquera à Vuillard dans cette technique qu’il abandonnera par la suite, mais qui fera réfléchir plus d’un fauve pour son étonnant éclat.

Matière, forme

Vuillard s’est ici intéressé aux formes de pure expression, celle du sommeil dans ce tableau. Qu’il s’agisse de la matière ou de l’ensemble très beau des lignes du lit dont il fait un grand animal sorte de gigantesque chien beige dont les oreilles repliées protègent et accompagnent le sommeil de cette enfant ; tout ce moment replié sur lui-même exprime l’abandon au sommeil qui est la matière de ce tableau. Vuillard a sans doute voulu recréer la matière chaude et duveteuse du sommeil à travers ces lignes verticales qui tombent du sommet des genoux disposées en éventail fermé, et ces autres lignes courbes des oreillers et du traversin, lignes moelleuses  et douces qui après le repliement donnent l’enfoncement lent dans le sommeil.

Reste cet étrange T brun à la limite des deux bandes de couleurs du mur, on peut penser que le jeune et sensible Vuillard, si intéressé là à la recherche des formes adéquates à l’expression voulue, trouvait cette forme comme conclusive de l’état de sommeil, mais peut-être y avait-il à cet endroit une petite étagère inutilisée qu’il garda pour sa forme étrange et le poids léger qu’elle pèse un peu sur la tête de cette jeune fille… Ou un crucifix dont le peintre aurait recouvert le haut avec la bande verte plus clair nécessaire à rendre ce côté léger au sommeil. Cela semble d’autant plus vraisemblable que la signature elle-même est légèrement coupée par l’aplat vert pâle.

Les formes sont très simplifiées, « synthétiques » comme on disait alors. Elles s’éloignent de la réalité immédiatement observée pour se mettre au service de l’expression subjective de l’artiste. Matière mate convenant à ces teintes en camaïeu, technique que Vuillard utilisait pour ses peintures décoratives et ses décors de théâtre.

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