La haine des classes et les illusions sur la répartition des produits du travail, on pourrait croire qu’il s’agit d’un discours contemporain un peu pompeux: mais non, il s’agit d’un article de Gustave Le Bon dans Les Annales de 1925. En cette période pré-électorale, je ne résiste pas à l’envie de ressortir ces vieilleries pour montrer à quel point nos politiques devraient faire preuve d’un peu plus de créativité dans les solutions qu’ils proposent au lieu de sentir la poussière autant que cet article. On attend toujours une alternative constructive et créatrice au capitalisme. Il y a 30 ans, le patron de la CIA disait que l’Amérique était bien consciente que le capitalisme n’était plus la solution, que le communisme, essayé en vrai grandeur en URSS et en Chine avait fait les preuves de ses limites et qu’ils attendaient une solution alternative…« L’âge moderne représente le plus haut degré de civilisation que l’humanité ait connue dans le cours de sa longue histoire. Cependant, de l’Europe aux extrémités de la Chine, le monde ne vit jamais pareilles foules de mécontents ne des haines aussi vivaces, non seulement entre peuples, mais encore entre les diverses classes des mêmes peuples.
…Pourtant, la situation matérielle ne fut jamais aussi satisfaisante. Les salaires ont plus que doublé depuis la guerre. Mais à mesure que ces salaires doublaient, naissaient de nouvelles aspirations et de nouveaux besoins supérieurs aux moyens de les satisfaire. La haine de toutes les supériorités s’est accrue en même temps que, par leurs ressources, les classes inférieures se rapprochaient de celles qui formaient l’ancienne bourgeoisie. La haine des supériorités, le besoin d’égalité et le mépris de l’autorité sont les grandes caractéristiques de la mentalité populaire moderne.
Ces caractéristiques, notamment la disparition du principe d’autorité, rendent le gouvernement des peuples fort difficile surtout depuis que les dirigeants voient se coaliser contre eux leurs propres agents. Cette tâche est rendue plus compliquée encore par la multiplicité des grèves, dont quelques unes: mineurs, cheminots, postiers, etc. menacent la vie sociale des nations…On sait que le gouvernement anglais, devant les prétentions des mineurs qui exigeaient des salaires qui eussent rendu les mines improductives, s’est vu obligé, pour empêcher la fermeture de ces mines, d’accorder aux ouvriers des subventions payées par l’état, c’est à dire par tous les citoyens.
Le grand rêve des ouvriers, soutenu par le socialisme, est de s’emparer des mines, des usines, de chemins de fer, etc, pour les administrer à leur profit. Leur illusion est de croire qu’ils y gagneraient quelque chose alors qu’ils y perdraient en réalité, beaucoup. La production industrielle moderne exige, en effet des capitaux fournis par un grand nombre d’actionnaires, mais surtout des capacités sans lesquelles les industries périclitent rapidement. Le public entier bénéficie des grandes concentrations industrielles actuelles. Il est évident qu’un petit patron n’ayant qu’une dizaine d’ouvriers aura fatalement des prix de revient plus élevés que celui dont l’usine comprend un millier de travailleurs.
Le petit patron est obligé pour vivre et payer ses frais généraux de prélever une part importante sur le travail de chaque ouvrier alors qu’un chef d’usine ayant mille ouvrier gagnerait 75 000 francs par an en se bornant à prélever journellement 25 centimes de bénéfice sur le travail de l’ouvrier payé 50 francs par jour. Réduire le prix des objets comme le fait la grande industrie, dite capitaliste, c’est en réalité accroître l’aisance des acquéreurs puisque, avec la même somme, ils peuvent se procurer plus d’objets.
Mais si le rôle du capital est important dans l’industrie moderne, celui de l’intelligence l’est plus encore. C’est seulement le capital intellectuel qui peut faire fructifier le capital matériel. Il n’y a aucune comparaison possible entre la psychologie d’un chef d’entreprise et celle d’un ouvrier. Travaillant à ses risques et périls, engageant ses capitaux et oscillant sans cesse entre la richesse et la ruine, c’est à dire entre des sanctions personnelles très rigoureuses, le grand industriel joue nécessairement un rôle considérable….L’expérience a prouvé que les usines administrées par des chefs non intéressés au succès des entreprises donnaient de de pauvres résultats. Celles administrées par l’État donnent des produits coûteux, celles dirigées par les ouvriers n’ont eu aucun succès alors même que des ingénieurs brillants étaient mis à leur tête. La faible valeur des gestions ouvrières est encore démontrée par l’histoire des coopératives de production qui ont échoué presque partout alors que les coopératives de consommation qui vendent mais ne produisent pas, ont généralement réussi. Des raisons psychologiques très simples expliquent ces insuccès. Un directeur à traitement fixe, élu par les travailleurs, n’a ni l’indépendance, ni le pouvoir, ni même l’intérêt nécessaire à la bonne marche d’une entreprise.
Un des grands problèmes modernes est la répartition équitable des bénéfices de la production entre les trois sources de cette production : l’intelligence, le capital et le travail. Les essais pour effectuer cette répartition ne manquent pas.
La solution serait très simple si les producteurs, participant aux bénéfices, participaient également aux pertes comme font les actionnaires de toutes les entreprises. Mais les ouvriers réclament de participer aux bénéfices et non aux pertes. Si les bénéfices revenaient en totalité aux ouvriers, la valeur des actions tomberait à zéro…et le capitaux fuiraient à l’étranger…Si l’exagération des salaires et la diminution du travail observée partout continuaient, l’exportation de produits manufacturés serait impossible. l’Allemagne et l’Amérique deviendraient maîtresses de tous les marchés et le chômage s’appesantirait sur une partie de l’Europe.
Un observateur autrichien faisait remarquer qu’à Vienne, une municipalité socialiste s’est appliquée à supprimer peu à peu le capital, à tarir l’une après l’autre toutes les sources de l’énergie et de l’activité humaines; impôts extravagants sur les automobiles dont le seul résultat a été d’anéantir cette industrie et de priver de travail de nombreux ouvriers; impôts non moins extravagants sur les objets de luxe qui faisaient vivre Vienne et dont les prix tellement majorés les ont rendus invendables à l’étranger.
Quant à l’observateur américain, il dit: « j’ai l’impression que, presque partout, les gouvernements font leur possible pour que ceux qui sont riches cessent bientôt de l’être et que deux qui ne le sont pas n’aient aucune raison, aucune envie de le devenir. C’est ce dernier point surtout qui est grave? On s’efforce d’imposer à tous le même médiocrité paresseuse ».
La lutte des classes n’est pas nouvelle, elle a occasionné la chute de puissants empires.. Les Grecs anciens crurent, après avoir acquis l’égalité des droits politiques, imposer par des lois l’égalité des conditions. Le résultat fut une série de guerres civiles et de dévastations. Un siècle et demi seulement après l’époque de Socrate, de Platon et d’Aristote, les luttes sociales avaient conduit la Grèce à un tel degré de décadence que les Romains n’eurent aucune peine à la réduire en servitude.