Comment se pourrir la vie par peur d’Alzheimer
Le soir du premier avril 2008, Christiane rentre toute joyeuse, elle vient de se consacrer à ses courses favorites, quelques nouvelles crèmes antirides, un provision de compléments alimentaires, des parfums, des bas pour mettre en valeur la seule partie d’elle qui reste jeune, ses jambes, et deux petits carnets à spirale très élégants, un rose et un bleu.
Olivier regagne alertement le domicile conjugal, après sa marche quotidienne de quelques kilomètres dans Paris. Il arrive enchanté, il a visité une superbe exposition de dessins au Grand Palais, il a réglé quelques problèmes financiers qui vont lui permettre de continuer à jouir de la vie comme il l’a toujours fait.
Christiane a préparé un bon repas.
• Que se passe-t-il, c’est fête, on n’a pas droit à l’avocat quotidien et tu ne me demandes pas de faire les pommes de terre sautées.
• Eh non ! A table, c’est prêt.
Sur la table, sous la serviette d’Olivier, le petit carnet rose et sous la serviette de Christiane le petit carnet bleu.
Olivier prend le carnet et le feuillette, persuadé que sa femme lui a fait une surprise comme il lui arrive de lui en faire tous les dix ans à peu près. Elle lui offre un petit objet personnel sur lequel elle a écrit des histoires ou dessiné quelques esquisses pour de futurs travaux artistiques auxquels elle s’attellera lorsque le vent, la lune, le temps, la température, l’espace et l’humeur lui permettront d’émerger de son inhibition.
Mais il a beau feuilleter et retourner le carnet, il ne trouve que deux choses,
un titre sur la page de garde : « Diagnostic Christiane » et sur la première page, premier avril 2008, suivi de 15 tirets bien alignés les uns au dessous des autres.
Olivier, perplexe, imagine que Christiane en a assez des tâches domestiques et va lui faire une liste quotidienne de corvées à accomplir, ou qu’il doit imaginer quinze titres de livres qu’il écrira peut-être un jour.
Christiane arbore son plus beau sourire énigmatique et lui montre son petit carnet bleu, à elle et lui montre la page de garde « Diagnostic Olivier ».
• Je donne ma langue au chat, je ne comprend rien à ce mystère.
• Nous avons plus de 60 ans, tu es d’accord ?
• Oui, mais quel rapport avec les carnets, tu veux que j’y note tout ce que je ne peux plus faire, ou tout ce que je peux encore faire ?
• Voilà, 50% des personnes de plus de 55 ans ont des troubles de mémoire, mais seuls 5% des plus de 65 ans développent la maladie d’Alzheimer.
• Et alors tu veux que je note tout ce dont je ne me souviens pas dans une journée ?
• Les neurologues ont identifié un test de mémoire fiable à 92% pour affirmer ou infirmer une maladie d’Alzheimer. Ce test évalue la mémoire…
• La mémoire quoi, quelle mémoire ?
• Justement, j’ai oublié son nom.
• …..(éclat de rire)
• Attends, je vais vérifier dans l’article….C’est la mémoire épisodique…Justement, tu vas voir, si je n’ai pas retenu ce nom c’est qu’il n’a rien à voir avec ce qu’il représente, il est mal nommé, alors je ne peux pas le retenir. La mémoire épisodique est la mémoire des événements personnels….
Finalement, ce n’est pas si idiot que ça, puisque les événements ont une durée donnée dans le temps, ce sont les épisodes de ta vie. Et moi, bêtement, je lisais épisodique comme intermittent, à trous si tu veux.
C’est l’hippocampe, dans le cerveau qui est impliqué dans cette mémoire épisodique et lorsque tu es atteint d’Alzheimer, le volume de l’hippocampe diminue en général.
• Tu ne m’as toujours rien dit ni du test, ni des l’utilité mystérieuse des carnets.
• Tu énumères à la personne testée, une liste de quinze mot, par exemple sculpture, table, orchidée, rat, etc… et tu lui demandes de les répéter dix minutes plus tard. Nombreux sont les sujets qui ne se souviennent pas de tous les mots, mais si on aide la personne en lui disant qu’il y avait un rongeur dans la liste…
• Et si la personne ne sait pas que le rat est un rongeur…
• Si tu commences à pinailler comme ça, je ne vais jamais réussir à t’expliquer.
• Ce n’est pas un point de détail, on ne teste pas les connaissances, on teste la mémoire épisodique !
• Je finis, si tu dis au patient qu’il y a une fleur dans la liste, le mot orchidée lui revient facilement, sa mémoire épisodique est intacte. Si ça n’est pas le cas, c’est que sa mémoire épisodique est altérée et il est vraisemblable qu’il va développer la maladie d’Alzheimer.
• Et les carnet ?
• Je te propose qu’à chaque repas, nous fassions chacun subir le test à l’autre et que nous notions les résultats sur le carnet.
• Et si j’ai bien compris tes quinze petits traits, chacun note les mots qu’il soumet à l’autre, au cas où lui-même les oublierait…puisque qu’il n’y a personne pour faire ressurgir les mots chez l’expérimentateur qui peut donc sans inconvénient être atteint d’Alzheimer.
• Exact ! Qui commence ?
• Ai-je le droit de mettre des noms de joueurs de rugby ?
• Tu as dit toi-même que ça n’était pas un test de connaissance et je ne connais rien au rugby !
• Si je dois tenir compte de ta culture, je ne suis pas sûr de disposer de suffisamment de mots pour jouer à ce test pervers deux fois par jour !
• Saleté ! Moi je pourrai ne mettre que des mots scientifiques en me limitant même à ceux qui sont dans le dictionnaire et je te diagnostiquerais Alzheimer en une seule séance !
• On joue ou on se pigne la tronche ?
• On se quoi ?
• Tu vois, il n’y a pas que le rugby !
• Tu as envie de me faire mettre dans une maison ou quoi ?
• Je te signales que c’est toi qui a proposé de jouer et maintenant, tu t’assieds par terre, tu chougnes et tu ne joues plus ? Trop facile, tu voulais jouer, on va jouer. Je suis assez d’accord avec toi, si je risque d’être atteint, il faut que je règle mes affaires maintenant.
• Je pensais que ça serait une rigolade…
• Parce que tu t’ennuies à table en face à face avec moi. Je t’ennuie, dis-le ! Je ne te fais plus rire, Tu as besoin de jouer au docteur pour qu’on puisse passer des moments agréables ensemble ?
• Je trouvais que c’était une bonne idée de faire le point et d’entraîner notre mémoire. On peut peut-être le faire avec humour, non ?
• Eh bien, allons-y ! Tu commences. Donne-moi une liste.
Christiane note sur son carnet : Dürer, cheval, rose, téléphone, lit, granit, Bruxelles, route, crabe, Alzheimer, rosée, chemise, cravate, parquet, estampillé. Elle dit les mots lentement à Olivier.
• On va attendre les dix minutes fatidiques et tu ne me feras ta liste de mots qu’après, sinon, j’ai peur que les listes interfèrent dans nos mémoires respectives.
Olivier mange en silence. Christiane le regarde en souriant.
• Alors, tu ne me racontes plus rien ? D’habitude, tu me fais ta chronique politique pendant le déjeuner.
• Il faut savoir, mes discours t’ennuies et tu viens d’inventer un jeu pervers, alors, assume ! Ai-je le droit de noter les mots au fur et à mesure qu’ils me reviennent à l’esprit ?
• Le test ne le dit pas, mais je ne pense pas, ça serait trop facile.
Christiane se lève pour mettre de la musique.
• Tu me déconcentre !
• Je m’ennuie, au moins, avec la musique, je prend plaisir à m’ennuyer.
• C’est bien ce que je disais, tu as envie de m’envoyer en maison de retraite, c’est ça.
• Non, ce n’est qu’un jeu. Arrêtons tout de suite, si tu veux.
• Tu l’as voulu, on ira jusqu’au bout et j’aimerai voir ta tronche tout à l’heure, toi qui n’as déjà pas de mémoire, lorsque tu t’apercevras que tu ne te souviens pas du premier mot ! Laisse-moi me concentrer et éteins la musique.
• Non, il faut continuer à vivre normalement pendant les dix minutes.
• Attends ton tour, je vais bien rire.
Dix minutes plus tard.
• Les dix minutes sont écoulées, alors, ces mots ?
• Dürer, estampillé, Bruxelles, chemise, cravate,….. Alzheimer, cheval, crabe….Les autres, rien à faire, je n’y arrive pas.
• Condensation de la vapeur d’eau sur l’herbe.
• Rosée, rose…vicieux de mettre rose et rosée.
• Non justement, tu vois bien que ça t’a aidé, tu en retrouves deux d’un coup. Allez, plus que six! On marche dessus.
• Ça peut être n’importe quoi ! Ah oui, il y en a deux : route et parquet et un truc où on dort, lit.
• Plus que deux !
• Là je sèche vraiment…Attends, je me suis dit qu’il y avait quatre mots qui pouvaient se raccorder à la notion de marche…Le crabe, qui marche de travers….et le granit, des dalles de granit pour marcher dessus.
• Tu en a quatorze tu vois, bravo, pas mal, mais avoue que je t’ai aidé. Tu connais tout sur l’art donc Dûrer et estampillé, pas de problème. Chemise et cravate, c’est comme cul et chemise et comme tu le dis toi-même quatre mots qui reviennent facilement si tu penses marche, et le lit pour dormir, après ! Et le dernier ?
• Je ne retrouve pas, il faut que tu m’aides.
• Sert à communiquer.
• Langage ? Non, je n’ai pas l’impression qu’il était dans la liste, Internet, non plus, lettre, non plus…Téléphone.
• Bravo.
Olivier note : essai, ovale, plage, bateau, merle, coquette, Florence, Mozart, soucoupe, livre, trois cent soixante quinze, fromage, essence, pinceau, pigeon.
Christiane lui demande d’attendre qu’elle ait arrêté la musique avant de lire la liste.
• Tu vas me le payer.
Il lit la liste lentement puis commence à parler avec un débit rapide.
• Tu as mis un chiffre, si tu écris le chiffre, ça fait plus d’un mot et tu sais que je ne retiens pas les chiffres.
• Oui, mais si tu l’écris en chiffre, ça fait un seul mot ! On attend les dix minutes. Tu sais, j’ai réécrit ma nouvelle sur le viaduc en tenant compte des tes remarques. Tu n’as pas oublié qu’on a un vernissage ce soir. On se retrouve là-bas ou tu viens avec moi ? Réponds !
• Tu fais exprès pour me déconcentrer.
• Oui, mais c’est de bonne guerre, toi, tu as mis de la musique.
• Mais la musique, ça aide à se concentrer.
• Alors pourquoi viens-tu de l’éteindre !
• S’il te plaît, je ne vais jamais y arriver.
• Mais c’est ce que je cherche.
• Tu veux m’envoyer en maison de retraite.
• Oui et je pense et tu m’as servi l’occasion sur un plateau. Je choisirai une maison de retraite au bord d’une rivière, et lorsque tu en auras marre, tu feras comme ta grand-mère et ton cousin, tu plieras tes affaires et tu iras te jeter dans la rivière.
• Mais si je suis atteinte d’Alzheimer, le temps d’arriver à la rivière, j’aurai oublié que j’en avais marre.
• Je continue de parler ou je te laisse te concentrer. Je ne vais pas être cruel, je me tais.
• C’est trop tard, je ne me souviens déjà plus du chiffre et je me demande bien ce que tu vas pouvoir dire pour me le faire revenir à la mémoire.
• Ne t’inquiète pas ma chérie, je trouverai. Encore trois minutes. Tu te souviens du poème avec lequel je berçais nos ébats ?
• Je t’en supplie, arrête.
• Top ! Vas-y
• Essai, ovale
• Tu vois que tu connais bien le rugby ! Deux mots, pas mal !
• Je t’emmerde !
• Ah ! non, ça n’était pas dans la liste.
• Pigeon, merle, couteau, soucoupe, Florence, 375
• Tu vois que tu as retrouvé le chiffre. Comment as-tu fait, toi qui ne retiens aucun chiffre. Je vois, ce n’est qu’un prétexte pour me refiler toute la comptabilité et me laisser toute responsabilité du fric. Je crois qu’à partir de demain, tu vas t’occuper des finances !
• Tu m’as fait perdre le fil, je ne sais plus quels mots je t’ai déjà dit. C’est tout, je ne retrouve pas les autres.
Christiane se met à pleurer.
• C’est toujours comme ça, depuis que je te connais, tu veux jouer et lorsque tu perds, tu pleures. Trop facile, on va jouer jusqu’au bout.
• Mais il ne s’agit pas de gagner ou perdre, il y va de ma vie.
• Tu exagères un peu, il y va de ta tête, mais pas de ta vie.
• Mais ma tête, c’est ma vie !
• Tu as quand même retrouvé, grâce à mon rugby, huit mots, plus de la moitié, ça n’est pas si mal…Il y a un musicien.
• Mozart, puis pinceau, essence….
• Encore un effort, plus que quatre. On y va pour se bronzer…
• Plage, bateau, coquette.
• Et le dernier ?
• Non, je n’y arrive pas…attends…fromage
• Comment as-tu retrouvé fromage ?
• Parce que tu viens de l’apporter sur la table.
• Tu tiens à continuer ce petit jeu ?
Le test cité est effectivement celui qui est employé pour un premier diagnostic d’Alzheimer. J’ai vraiment joué à ça avec mon mari…Nous avons tenu une semaine! Ce qui était censé être ludique devenait macabre et très angoissant.