La Blanchisseuse de Honoré Daumier

La blanchisseuse de Honoré Daumier - Musée d'Orsay

La blanchisseuse de Honoré Daumier – Musée d’Orsay

Avant garde et regard humain

« Je lui ai toujours reconnu beaucoup de talent, mais je devine depuis peu qu’il est plus marquant encore que je ne le croyais. Des gens comme Daumier, on doit les vénérer, car ils sont parmi les pionniers ». Etes-vous comme Vincent Van Gogh, voyez-vous en ce peintre un précurseur ?

Ce n’est pas une lavandière sous le soleil provençal, c’est une blanchisseuse du fleuve parisien. Massive, harassée, elle aide sa fillette à grimper la dernière marche. Montée raide, cadencée par les toits écrasés sous un jaune de Naples, la petite connaîtra-t-elle le même sort que sa mère ? Floues, dans l’ombre de la ville, goûteront-elles à cette lueur de bonheur qui inonde l’autre rive ?

La Blanchisseuse : vers 1860-61 – 49 cm x 33,5 cm

Sujet

Il existe trois versions de La blanchisseuse, la plus célèbre est celle du musée d’Orsay. On ne sait pas vraiment laquelle des trois Daumier présenta au Salon de 1861 après dix ans d’absence. La renommée de Daumier en tant que peintre est tardive, le caricaturiste et le sculpteur ayant occulté le peintre. Comme Millet avait immortalisé les travailleurs des champs (cf. Les glaneuses, 1857), Daumier s’intéresse aux ouvriers de la ville. La blanchisseuse de Daumier n’a rien à voir avec les jolies lavandières des peintres du XVIIIe siècle comme Boucher, M. Robert ou Fragonard. Sa blanchisseuse est une travailleuse qui termine sa tâche, harassée de fatigue le soir. Doué d’un puissant génie de caricaturiste, Daumier va droit à l’essentiel. Ses figures prennent une dimension de type. Cette banale scène de genre acquiert valeur de symbole.

Daumier est né en 1808, c’est un homme de la première partie de ce siècle, il disparaît, en 79 ; il a donc couvert presque tout les événements importants du XIXe. Enfant, il  traverse la fin de l’empire et la restauration, il a un peu plus de vingt ans en 1830, et 40 au moment des émeutes de la révolution de 48 et enfin  63 ans à la chute du second empire. Fils de monarchiste, et d’origine très populaire, il est pourtant farouchement républicain ; sa carrière de caricaturiste est inimaginable hors de convictions politiques profondes comparables à celle de Gustave Courbet.

Comme Doré il sera victime de son métier et du succès de ses illustrations, on ne le vit jamais comme un peintre achevé, l’accusant plus de ne pas finir ses toiles que de les déformer par la satire. Ce n’est d’ailleurs pas le cas dans la blanchisseuse qui est une des plus belles œuvres de Daumier . L’artiste se veut là dans le sens du réalisme, donc d’un sujet populaire. Mais Daumier qui est l’aîné de 10 ans de Courbet, va plus loin que lui sur un point : la pauvreté du sujet, sa modestie pousse le peintre qui ne veut pas dramatiser son sujet outre mesure par un pathos de mauvais aloi, à déplacer son intérêt sur la peinture elle même et donc sur la manière et le style. Là Daumier est novateur même si comme son ami Millet il se réfère au 18eme siècle et à Fragonard en particulier , son utilisation du flou et sa manière d’aménager la lumière est tout à fait hors du commun à cette époque.

 

Composition

Quatre diagonales barrent le tableau et font « monter l’espace », la ligne de la dernière marche de l’escalier du quai, celle de la rampe de fer, le corps penché de la femme (la ligne passant par la tête et le bras) enfin la ligne de faîte des immeubles illuminés par le soleil au delà de la Seine. Une seule horizontale, elle limite la partie haute du tableau un peu moins qu’au tiers de la surface générale et forme la limite de la margelle du quai sur l’autre rive. Le tableau est de taille modeste ce qui donne à ce lointain une plus grande valeur ; il se diluerait dans la surface si celle-ci était plus importante. Les deux autres versions de la même époque, semble-t-il, sont ou de même taille ou plus petite.

Cette composition est, très efficacement d’ailleurs, au service de ce que veut d’abord faire apparaître le peintre : l’effort de cette femme chargée d’un baluchon pour aider son enfant à monter les marches très raides de ces escaliers de quai au bord de la Seine. La ligne des toits rythme cette action en donnant par suggestion la durée et l’irrégularité de l’effort de la petite fille. La verticalité est donnée par les deux montants du haut de l’escalier.

On sait que Daumier a longtemps habité dans l’île saint Louis à deux pas de Baudelairece tableau est sans doute le fruit d’une réminiscence de ce quartier, d’une nostalgie peut-être ; Daumier vit à cette époque à Pigalle dans un atelier pour peintre.

 

Couleur, lumière

Ce tableau est sans doute le plus équilibré sur le plan des coloris et donc de la lumière, des trois versions que nous connaissons. L’audace de traiter un sujet à contre-jour est certaine d’autant plus que le fait même est signifiant quant au sujet ; ces petites gens de Paris sont dans l’ombre de la ville, à contre jour, ils sont eux même des ombres qu’on ne regarde pas et comme Millet avec ses « Glaneuses » quelques années auparavant, Daumier désigne avec bien sur l’aura de la poésie ce personnage du peuple et sa touchante petite fille.

Il ne « misérabilise » pas son sujet ces deux personnages sont traités avec réalisme, c’est seulement la peinture qui en fait la beauté. Le floconneux de la jupe de la mère prend dans l’ombre une teinte garance foncée, le corsage une teinte de bronze et l’enfant s’accorde à ces deux coloris par son vêtement émeraude. Le travail sur le baluchon de linge mouillé où Daumier donne libre cours à son coup de pinceau ondulé qu’il utilisera abondamment dans ses travaux inspirés du Quichotte, il en fait un petit morceau de peinture assez savant fait de rose et d’ocre  blanchi le tout sans doute terni par des glacis de terre d’ombre. Tout ce travail de clair obscur en contre jour est admirable de vérité témoignant d’une vision de l’à peine regardé, de l’à peine perçu que le flamboiement de la lumière du soleil sur l’autre rive rend si simplement profond et bouleversant. Car c’est ce soleil magnifique sur la ville arrêtant sa lumière à la moitié de l’eau du fleuve, qui divise la scène en deux mondes antagonistes. Mais ce n’est sans doute pas l’idée que ces deux personnages sont rejetés hors de la lumière du soleil qui est au centre du tableau, c’est plus simplement cette chose de la ville, de sa beauté ; ce soleil lointain qui apparaît comme une promesse et qu’on voit brusquement comme une image du bonheur que Daumier veut nous faire partager. C’est à celui qui regarde que cette image très belle s’adresse, la poésie de cette ville c’est aussi cette femme et son enfant dans l’ombre.

Cette manière de placer la lumière au fond tableau sera utilisée par d’autres peintres, Vuillard par exemple. Le style de Daumier sera mieux apprécié à la fin du siècle, relativement bien sûr, mais on commence à voir son « non finito » d’une autre manière une dizaine d’années après sa mort. Ce travail d’écrasement par la lumière des immeubles de l’autre rive, la surface étant traitée en jaune de Naples avec à peine distinctes les fenêtres des immeubles, est une simplification tout à fait étonnante pour l’époque. Les toits et l’arrière plan travaillés en terre de Sienne brûlée et en terre d’ombre sur un fond brun forment un lointain étonnant que Daumier développera par la suite dans les fonds parfois extraordinaires des travaux sur Don Quichotte quelques années plus tard.

Matière, forme

Le peintre est certainement conscient de la force d’expression du spontané en peinture, on lui avait conseillé de travailler très vite et de ne pas reprendre, sa virtuosité de dessinateur le lui permettait sans aucun doute.

Ce tableau donne une impression d’inachevé. Les visages sont volontairement escamotés donnant aux personnages la valeur de types. Daumier a travaillé vite, la virtuosité de son pinceau est particulièrement perceptible dans le rendu du fardeau de linge. Dans ce petit tableau peint sur bois (?), l’artiste utilise des glacis transparents qui se superposent et créent une matière très riche. Les formes massives des personnages traduisent l’effort et la fatigue. Elles sont enfermées dans des lignes sinueuses auxquelles répondent celles des bâtiments de l’arrière plan qui se détachent de la lumière.

Mais ce qu’il aimait et donc cherchait à créer comme style était peut-être trop loin de son temps, Daumier est issu du romantisme, on oublie souvent que Delacroix qui aimait beaucoup le travail de Daumier faisait aussi des caricatures et les artistes contemporains ne faisaient pas de différence de valeur entre les illustrateurs et les peintres, cette séparation est apparue par la suite, sans doute avec le développement phénoménal des journaux, et la diffusion de masse des lithographies et des gravures en bois de bout.

Il n’en demeure pas moins que la peinture de Daumier et celle-ci en particulier n’est pas le fruit d’un perpétuel  tâtonnement ; Daumier cherchait en marge de son travail d’illustrateur une manière de peindre personnelle dont par exemple pourrait témoigner la facture et le sujet du « peintre devant son tableau » qui date de quelques années avant la mort du peintre.

Pour aller plus loin dans l’analyse plastique de ce tableau.

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