Glissement du regard sur l’eau
« Je suis complètement absorbé par le travail. Ces paysages d’eau et de reflets sont devenus une obsession. », existe-t-il une plus belle confession de Claude Monet sur son travail à Giverny.
De l’autre côté de Giverny, les apparences se prennent pour des réalités. L’obliquité flottante des nymphéas et la verticalité reflétée des saules pleureurs se croisent, s’entremêlent puis se noient l’un dans l’autre. Miroitement figé, dégradé de bleus, formes allusives, le temps s’évanouit à la surface des profondeurs. Comment la composition unit-elle eau et reflet ?
Année : 1916-19
Dimensions: 2 m x 2 m
Sujet
« Parterre d’eau » et « parterre céleste » selon les termes de Marcel Proust, le bassin aux nymphéas que Monet aménage à partir 1890 dans sa propriété de Giverny deviendra le thème de la dernière « série » des paysages qui l’occupera jusqu’à sa mort en 1926. Le terme de « nymphéa » est le terme scientifique du nénuphar blanc que Monet faisait pousser avec d’autres plantes aquatiques dans son « jardin d’eau » bordé de roseaux, de saules pleureurs et de glycines. Universellement connue, la série des « nymphéas » est indissociable du nom de l’artiste et résume ses ultimes recherches sur la représentation de la réalité objective de la lumière, de l’espace et de la couleur alors qu’il est en butte aux atteintes de la cataracte.
Cette grande toile de la dernière période de Monet est comme l’aboutissement d’une œuvre entière ; ce qui dans les Nymphéas avait été l’ agent conducteur de la recherche, le glissement sur l’eau et le miroitement de la lumière, tend ici à disparaître. Le tableau semble s’immobiliser et les deux surfaces, celle de l’eau et de son reflet, se rejoindre dans la surface même de la peinture. Nous sommes là très près du passage qui va s’opérer pendant ce siècle, ou la surface du tableau va devenir le lieu de la recherche des peintres et donner naissance à l’abstraction.
L’impressionnisme a là presque disparu, ce qu’il en reste est du domaine du travail du pinceau, de la touche.
Le tableau est totalement unifié, et se limite à ses bord si l’on peut dire, bords très présents puisque Monet les a laissés blancs par endroit ; et ce « limité à lui-même » donne au tableau un caractère contradictoire d’illimité, c’est le temps suspendu
Composition
Cette toile de grandes dimensions et de format carré répond aux ambitions décoratives de l’artiste et préfigure l’ultime décoration de peintre, les Nymphéas de l’Orangerie de Paris.
Y a t il encore une composition dans ce tableau ou plus rien ne bouge et ou l’espace en profondeur semble disparaître ; il serait plus juste de dire qu’il est travaillé en zones car si les fleurs sont vues obliquement le reflet des branches de saule pleureur sont verticales ce qui fait que les deux surfaces tendent à se couper au centre du tableau comme si cette différence entre reflet et objet réel voulait une dernière fois s’identifier, avant que ces deux surfaces ne se noient l’une dans l’autre.
Il n’en demeure pas moins que la structure du tableau est appuyée sur une verticale et une horizontale dont le dynamisme persiste à travers le travail de peinture qui tend à estomper la représentation. La diagonale étant accordée au regard, elle n’existe que lorsque visuellement l’œil distingue les deux plans de la surface de l’eau et du reflet. A cet instant du regard les deux éléments se séparent et le tableau rejoint toute l’histoire des Nymphéas depuis le début, mais cet instant n’est qu’un instant, le tableau réapparaît comme une surface de peinture et disparaît comme profondeur. Il y a donc un va et vient de la perception qui passe de la peinture à la représentation, et de la représentation à la peinture, Monet semble vouloir nous faire traverser un miroir, à cette époque commence la peinture abstraite; la surface du tableau devient le lieu de l’expérience.
La surface de la toile se confond avec la surface de l’eau et l’objet réel (les branches de saules) avec son reflet.
Couleur, lumière
C’est par la manière même de travailler que Monet produit ce va et vient du regard, la touche qui depuis 1869-70 a pris une place centrale dans sa peinture dans la mesure où elle est l’instrument de réalisation de ce jeu du reflet et de lumière basé sur le miroitement, est ici l’élément central ; c’est elle qui fait miroiter la lumière de ce tableau, mais peut-on encore dire qu’il y a ici une lumière, il serait plus juste de parler d’ambiance bleue, ce bleu pénètre dans le regard et c’est lui qui s’impose plus qu’une lumière. Monet fait vibrer son tableau en jouant sur un certain nombre de couleurs limitées et sur les petits espaces de toile laissés blancs ; il mêle à son bleu des carmins et des vermillons, un peu de jaune et d’orangé dans le cœur des fleurs, un peu de bruns dans certains endroits bien précis et c’est tout, la base de coloris reste le bleu et le vert en deux tonalités ; celle des feuilles de nymphéas et celle du reflet des branches de saule pleureur.
Ce tableau est basé sur un effet de bichromie (seulement deux couleurs, le bleu et le vert) ponctuée par quelques touches de blanc, carmin et ocre pour les nymphéas.
Matière, forme
L’équilibre entre la représentation et la peinture s’est transformé dans ce tableau, c’est sans doute la raison pour laquelle Monet a donné cet aspect très mat et très « peint » à la matière de sa touche. Il y a dans sa démarche de cette époque la continuation des inspirations des post-impressionnistes et surtout des nabis tendant à restituer à la peinture son rôle décoratif, ou plutôt à restituer à la peinture sa dimension décorative; la touche est d’une extrême liberté et semble très rapide, elle a pour but de capter un effet de couleurs et de lumière à un instant précis et de donner une image de notre perception du réel dans l’espace et le temps. Comme l’espace se confond avec la surface de la toile, le temps est aboli par une opération esthétique.
Les formes sont allusives, ce ne sont que des invocations de la réalité objective. Avec Monet, l’impressionnisme ouvre la voie aux recherches de la peinture moderne.
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