Prétexte japonisant pour un portrait moderne
C’est une excellente musicienne, la Reine fantoche. Le Tout-Paris littéraire et artistique ne manquerait pour rien au monde un de ses salons. Qu’elle est drôle, avec tous ces ushiwas.
Qui est cet oiseau de nuit ? Tout en noir et or, « il doit se dorer pour être adoré ». Son nid, une jupe dépliée à la manière d’un éventail, son plumage, un boléro oriental, scintillant sous une lumière nacrée, sa coiffure de jais, houppée d’une aigrette. Portrait rapide d’un personnage haut en couleurs. Découvrez ce sujet incontournable de la vie parisienne.
Sujet
Marie-Anne Gaillard, dite Nina de Villard, connue sous le nom de son époux, le journaliste Hector de Callias. Excellente musicienne, de caractère fantasque, elle tenait un des salons littéraires et artistiques les plus brillants de Paris où se côtoyaient poètes, musiciens et peintres. Plus qu’un véritable portrait, il était considéré par Manet comme une « figure de fantaisie », selon le terme employé au XVIIIe siècle.
La Dame aux éventails est un exemple de la manière dont Manet tourne une commande. Il s’agit d’une femme célèbre, de quelqu’un, en plus, pour qui la mode est essentielle. On y va donc du japonisme, c’est le goût du moment, sous formes d’uchiwa, ces éventails en papier et bambou peint de fleurs, de vues urbaines, de paysages ou de simples images de réclame pour quelques boutique. Manet est un dandy, il aime aussi la mode elle ne lui pose aucun problème.
Nina de Callias n’est pas une beauté éclatante, Manet ne l’embellira pas pour autant. Ce petit visage de brune aux traits ronds et un peu mous, ces yeux tombants de mélancolique, il ne le ménage pas ni d’ailleurs ne l’abîme, Nina est là pour ce qu’elle est, elle se ressemble sans doute. Mais c’est par la peinture qu’il montre le reste, ce qu’elle est quand elle marche sur scène, quand elle chante, quand elle danse, ce qu’elle est réellement ; c’est l’apparence du tableau qui va s’en charger d’une manière magistrale comme nous allons le voir.
Composition
Trois lignes horizontales et deux diagonales font la composition ; les lignes du lit et celle inscrite sur la tenture du fond, structurent le tableau frontalement, donnant les dimensions de l’espace et son échelle. La grande diagonale du corps de Nina, du coude au pieds, faisant l’espace du tableau et enfin la diagonale que fait la limite de cette ombre très forte qu’on voit sur la partie gauche du tableau, elle donne sa profondeur optique.
Nina, sa jupe noire, son boléro oriental, sa chevelure d’une part, le lit et les coussins d’autre part, enfin la tenture aux éventails du fond ; ces trois éléments participent tous de l’univers de Nina ; ils forment le nid et le plumage de cet oiseau noir auquel une note d’or et une autre brune sont ajoutées.
Le visage de Nina légèrement penché vers la droite porte une ligne diagonale presque parallèle à celle de la grande ombre de gauche, le visage très éclairé est donc mis en relation avec cette ombre par la composition et le contraste du clair-obscur.
Couleur, lumière
La gamme colorée de ce tableau est faite de trois couleurs qui d’ailleurs correspondent aux parties de la composition :
– le gris pour le lit et les coussins, il est soutenu dans les parties où la soie brille, de blanc et d’ocre jaune ce qui correspond et résonne visuellement avec le corsage de Nina, les notes rouges, brunes et gris- bleues avec la nuance rose des bras et le visage;
– le brun, tirant vers l’ocre d’or de la tenture du fond, allié au vert Véronèse et au bleu des éventails, et à quelques notes de terre de sienne et de noir;
– enfin le noir, de la jupe, de la chevelure, du gilet, et des mules, relevé d’or et de cette petite aigrette brune dans la coiffure.
La lumière très précisément définie est d’une blancheur nacrée, fraîche et matinale sans doute ; elle vient d’une fenêtre à gauche et sa forme est marquée par la limite de sa projection, le pieds de Nina touchant l’ombre. Cette obscurité profonde est étonnante dans un tableau, on ne la remarque pas d’emblée et c’est en percevant l’éclat de cette lumière blanche qu’elle apparaît ; Nina à l’air de la repousser du pied hors de notre champ de vision. L’harmonie avec l’ensemble de cette masse noire de la jupe, agitée de zébrures légèrement grises, tient principalement aux deux autres couleurs que Manet fait vibrer en les criblant de touches de rouge, de vert émeraude, de garance et d’ocre.
Matière, forme
Le travail de pinceau sur la jupe est essentiel c’est lui qui donne le mouvement du tableau par l’idée du dépliement d’un éventail, les uchiwa du mur et leur disposition « agitée » matérialisant l’air dans le tableau et nourrissant l’effet de vibration du travail en gris ocre et blanc du lit.
Le mouvement des éventails qui figurent sur la tenture à fond d’or crée un rythme aérien, il reproduit le geste de s’éventer. Manet a utilisé ce fond à une fin expressive, sorte de commentaire plastique du personnage qu’il a peint. On y distingue un échassier (Tsuru), variété de grue à tête rouge, et sur un des éventails, en haut à gauche une figure d’acteur de Kabouki. T
out cela flotte dans cette couleur brune de vieil or ; le théâtre et l’oiseau font partie du commentaire, ils sont peints avec vivacité, dans le geste ; c’est un véritable tableau dans le tableau et sa présence est frappante, presque obsédante.
Le traitement de la soie du lit et des coussins, le pelage du chien de compagnie aux pieds de sa maîtresse évoquent évidemment un plumage, cette matière est aussi soutenue par la traînée soyeuse blanche et grise du châle qui passe sous le bras droit de Nina, mouvement en arc, cette fois lié à la masse noire de la jupe et du gilet.
Nina de Callias est décrite comme un oiseau noir et or, une sorte de merle chanteur dont les ailes d’un noir profond sont là dépliées sur la soie, dans sa chevelure une aigrette brune comme accent et lumière du regard. On saisit immédiatement dans ce portrait la volonté de rapidité d’exécution du peintre, seul le visage et le bras sont travaillés plus lentement sans contredire toutefois le style et la touche de la totalité ; au contraire il concentre toute la lumière sur ce petit visage rond et sur ce bras, il concentre aussi le style qui se déploie tout autour et fait que l’intensité de la présence est là au bout de ce chemin instantané, dans ce regard ambigu. C’est sans doute ce mouvement de concentration qui lui permet d’atteindre à cette force magique qu’ont rarement les portraits de commande.
Grande liberté d’exécution ; touches très rapides qui donnent un sentiment d’intense vérité à ce portrait de commande et le situent dans la tradition des « portraits de fantaisie du XVIIIe siècle (ex : Fragonard que Manet avait pu voir au Louvre).