Esotérisme décoratif
Natanson colporte que Paul Ranson, le nabi plus japonard que le nabi japonard, a le « goût pour le fantastique, le satanisme et la sorcellerie ».
Est-elle vraiment à sa toilette ? De la tête aux pieds, le corps contorsionné, au centre d’un décor à bascule, elle se replie. Bel aplat d’ocre rouge, réchauffé d’une terre de sienne naturelle, serti d’un trait bleu, elle se plie aux caprices sinueux des motifs qui l’entourent. Atmosphère étrange où le sujet se perd dans une élégante bichromie.
1891 – 35 x 24,2 cm
Sujet
Parmi les Nabis (« Prophètes » en hébreu et en arabe), Paul Ranson est un de ceux qui est le plus attiré par l’ésotérisme et l’occultisme. Ses toiles mettent souvent en scène des sorcières ou des êtres démoniaques. Il existe deux versions de « Lustral » dont celle-ci qui appartint à M. Denis.
Il s’agit donc ici d’une femme à sa toilette, mais ce sujet est intéressant par son traitement très particulier qui échappe aux données habituelles de la peinture occidentale. On sait que les nabis ont été très influencés par l’art des gravures japonaises dont la conception repose sur la beauté et l’élégance du trait.
Paul Ranson a cherché dans le travail de cette époque à appliquer cette idée à sa peinture. Il était surnommé le « nabi plus japonard le nabi japonard » (Bonnard).
Composition
Contrairement à « la chambre bleue » qui conserve un espace presque réaliste, Lustral est composé d’une manière assez étrange ; une grande diagonale coupe la moitié du tableau en deux parties et fait la limite du sol qui semble basculer.
Une frise décorative constitue la partie inférieure du tableau ; est-ce une terrasse avec au sol des céramiques aux grands motifs floraux réguliers ou simplement un mur décoré de fleurs ?
On ne peut le dire avec certitude, mais les lignes de composition lèvent l’espace dans lequel la figure humaine représentée est de dessin réaliste. Ceci donne à cette peinture une ressemblance sur le plan de l’espace avec les miniatures persanes.
Le tableau se confond avec une surface plana comme dans les estampes japonaises.
Couleur, lumière
Cette peinture est travaillée en camaïeu de bleus et de verts, auquel le brun a été ajouté.
Ce type de travail qui appartient au décoratif, Ranson l’utilise dans la peinture et donc fait dériver ce genre de techniques vers d’autres buts que celui de la simple décoration, bien que cette chose lui importe aussi comme nous le verrons plus loin ; mais c’est surtout pour l’atmosphère que crée cette couleur bleue d’ailleurs bien spécifique qu’il l’utilise.
La figure féminine est dans une position un peu étrange aussi, qui ressemble à certaines attitudes de femmes à leur toilette de Degas ; le personnage est plié en deux les mains curieusement croisées sur les pieds. Le sujet n’est pas donné d’une manière évidente, mais une fontaine à côté de la femme, une grande éponge et un linge indique la situation de réalité du tableau dont le peintre semble vouloir gommer quelque peu l’importance au profit d’une autre chose, plus intérieure.
Le corps de la femme est peint dans une couleur brune chaude sans doute un ocre rouge recouvert de terre de sienne naturelle qui lui donne cet aspect intense et chaud qui approfondit l’ambiance créée par le bleu et le vert. Il semble que cette couleur de la peau de la femme ne soit pas étudiée comme on pourrait le penser dans une peinture décorative pour sa proximité complémentaire du bleu, mais plutôt comme une allusion à leur maître Gauguin et à ses femmes exotiques.
Matière, forme
Il s’agit d’une peinture à l’eau, tempera ou gouache ce qui nous ramène à la miniature persane non vernie, elle présente cet effet de matité que recherchaient les Nabis à leurs débuts ; tout le dessin est serti de traits bleus foncés ce qui ramène toute l’image à la surface du tableau supprimant tout illusionnisme et c’est ce que cherchaient les nabis à la suite de Gauguin qui, avec Émile Bernard avait inventé le cloisonnisme. Chez Ranson plus aucun modelé, plus non plus de clair obscur, un monde sans ombre donc, où les valeurs sont uniquement en relation avec le degré d’intensité des couleurs et des matières ; un motif floral sera plus foncé que le fond sur lequel il est peint.
Il est évident que l’idée décorative est présente dans cette toile de Paul Ranson, l’idée que les nabis avaient de la peinture accordait une grande importance à cet aspect de l’art qui n’est pas en Asie conçu de la même manière, cette introduction du décoratif dans la peinture elle-même leur vient de la mode japonaise de l’époque, qui a permis à ces artistes de découvrir un autre visage de peinture, un visage non occidental.
Dans Lustral le décoratif entre en jeu sous forme de motifs et se mêle à l’étrangeté de cette peinture y apportant une musicalité que sans doute la simple reconduction du réel n’aurait pas permis d’atteindre.
Extrait du travail préparatoire au CD-Rom de jeu Secrets d’Orsay