L’absinthe d’Edgar Degas

L'absinthe, d'Edgar Degas - Musée d'Orsay

L’absinthe, d’Edgar Degas – Musée d’Orsay

L’abandon

Entassés dans leur solitude, ils fixent le vide. Amateurs éclairés de cette liqueur verte au goût amer.

Tout le monde plonge. Pour plus de profondeur, c’est la fuite en avant. Cadrage décentré, isolement radical, contre-plongée indécente, morne regard, va-et-vient pictural, incessante dérive. Où nous conduit cette perspective titubante ? Observez la composition de ce tableau et vous comprendrez le sens de cette mise en scène.

1875-1876  dimensions : 98 x 68 cm

Sujet

Ce tableau est à la fois un double portrait de l’actrice Ellen Andrée et du graveur Marcellin Desboutin assis au café de la Nouvelle Athènes, lieu de rendez-vous des impressionnistes et une scène de la vie urbaine contemporaine. Degas fait de ses modèles de véritables « types » comme on en trouve dans les romans naturalistes contemporains de Zola ou des Goncourt.

Degas  voulut sans doute utiliser ces deux personnages comme un metteur en scène dirige des comédiens. Il y est fort bien arrivé, car ce tableau qui choqua beaucoup le public lors de sa première exposition à Brighton par sa facture et son sujet, reste dans la mémoire comme une image de la dérive alcoolique des marginaux de la grande ville. Pourtant on sait très bien qui sont ces deux « habituées » ; Une comédienne Ellen Andrée, et un ami proche de Degas : Marcellin Desboutin, graveur ; tous les deux fort sobres.

La phrase d’Ellen Andrée 45 ans plus tard au sujet le la séance de pose de ce tableau « Nous étions là comme deux andouilles » définit très bien ce que voulait faire apparaître Degas de cette population des cafés parisiens, pauvres crétins victimes de la rue et d’eux mêmes. Personnages qui s’abandonnent au gré des flux et reflux de la vague humaine des grandes ville ; ce que n’étaient pas le moins du monde ces deux « comédiens d’occasion ». IL ne s’agit donc pas de portraits mais de « types » incarnés par des personnes étrangères à l’univers montré dans le tableau.

 

Composition

Il y a dans ce tableau effectivement une utilisation du regard qui confine à la mise en scène cinématographique, ce qui laisse penser que les tableaux de la fin du 19ème siècle

Ont sans doute étés à l’origine de l’organisation de l’image cinématographique. La place dans la peinture de celui qui regarde est précisément définie, et c’est elle qui conditionne la composition de l’œuvre. « Nous » sommes debout, nous venons d’entrer dans ce café, nous cherchons une table plus peut-être pour y lire les journaux en fumant que pour y boire quelque chose (le cendrier plein compte autant que les journaux du côté de cette table ou nous allons sans doute nous installer).

Ce sont deux grandes diagonales qui construisent l’espace du tableau, celles des tables : une  première traverse le tableau de gauche à droite, la seconde de bas en haut ; ces deux lignes désignent aussi le déplacement du regard dans le tableau et dans l’espace réel décrit : premier temps « nous » sommes entré dans le café (donc de droite à gauche) sans remarquer ces deux personnages, deuxième temps « nous », encore debout nous arrêtons devant la table choisie, et jetons un coup d’œil à notre droite sur ces deux personnages. Il y a de la photographie dans cette manière de planter une scène, on sait d’ailleurs l’intérêt que Degas y portait, il la pratiqua abondamment, et l’utilisa aussi pour son travail de peintre.

Trois grande diagonales compose tout ou presque tout ce tableau, mais ces lignes sont interrompues, celle de la banquette par les personnages, celles des tables par le vide qui les séparent donnant au mouvement du regard un rythme un peu saccadé inhabituel dans un tableau de cette époque. Le peu de verticalité rendu par les lignes de la vitrine dans le miroir derrière les personnages et leur place dans le tableau (ainsi coincés près du bord droit de la toile) leur donne un air flottant accusé par leur expression ; la seule stabilité est faite par le plat des tables auquel ces deux êtres ont l’air rivés pour toujours.

Cette composition a donc un double emploi : celui de donner un mouvement et une place au regard extérieur et celui d’exprimer « l’aura » de ces deux personnages déjà au bord du rejet.

 

Couleur, lumière

Toute la couleur de ce tableau est au service d’un certaine lumière de Paris que les vitrines du café transmettent sur les consommateurs et les objets habituels de ce genre d’endroit. Degas y a accordé une importance centrale, donnant à ces trois grandes surfaces grisâtres des tables un rôle de réfraction de cette lumière essentiel et qui complète celle donnée en reflet par le miroir. Les deux personnages reçoivent cette lumière de l’extérieur directement comme les objets, mais la source de lumière est en fait  reflétée par le miroir dans le tableau et Degas y a fait figurer le reflet des personnages eux mêmes, aussi indistincts que des ombres très noires. Le système d’expression est donc clos sur lui-même, entre l’expression physique des deux jeunes gens, leur attitude, leur place dans le tableau bien sûr, mais aussi le regard porté sur eux par la  personne non représentée « du point de vue » puisque c’est nous mêmes.

La pointe extrême de lumière est donnée par les rideaux illuminés et les différentes pointes de jaune : l’encadrement du miroir et le corsage de la jeune femme. Tout le reste du colorisme est dans des teintes brunes roussâtres comme la banquette et la jupe  ou grises et noires avec quelques nuances d’ocre et de vert. Ce colorisme renforce le sentiment d’abandon et de solitude des personnages mais la lumière elle, d’une grande beauté dit aussi le regard extérieur et une certaine allégresse ironique du jour. Mise en relief des verres et de la carafe par la couleur et la lumière.

 

Matière, forme

On sait que Degas travailla pour ce tableau au café de la « Nouvelle Athènes » dont il fit plusieurs dessins, et aussi sur ses modèles ; on connaît la lithographie qu’il fit de Marcellin Desboutin dans cette même position du tableau, intitulée « l’homme à la pipe ». Il est évident que ce tableau est pensé, construit savamment et pourtant la critique le reçu mal y voyant un travail d’esquisse inachevé et instantané, ce qui est tout le contraire. La vivacité de la touche, l’utilisation des transparences qui font la légèreté de la peinture de Degas n’ont pas été compris comme les éléments d’un style personnel mais comme un effet de la désinvolture du peintre. Pourtant Degas ici affirma sa parenté et sa différence avec Édouard Manet ; l’instant, la rapidité d’exécution, une peinture lumineuse sans teinte trop flatteuse voilà qui vient de Manet. Par contre cette recherche du mouvement qui ne cessera de se développer chez Degas si elle n’est pas étrangère à Manet est conçue par Degas comme un centre d’intérêt en soi-même, en ce sens il est prémonitoire, car c’est ce concept qui occupera principalement l’espace de la modernité au siècle suivant.

Pour aller plus loin dans l’analyse plastique du tableau

Extrait du travail préparatoire pour le CD-Rom de jeu « Secrets d’Orsay »

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