Le labourage nivernais, domination de l’homme sur la nature
« J’avais bien aussi l’arrière-pensée de célébrer au moyen de mon pinceau l’art de tracer les sillons d’où sort le pain qui nourrit l’humanité tout entière. », c’est en ces termes que Rosa Bonheur explique l’enjeu de sa peinture à son amie et biographe Anna Klumpcke.
Qui pousse ce chant nivernais ? A cette période de sombrage, pas moins de deux attelages de six bœufs. Pris entre deux obliques, ils lient le sol et le ciel. Puissance de l’effort, sérénité de la force, intermédiaire entre l’homme et le fruit de la terre, ils en assurent la domination, le travail, la richesse. Pour obtenir ce sentiment de sécurité et d’allégresse, quel rôle joue la composition ?
1849 – 134 cm x 260 cm
Sujet
Une scène réaliste de labour dans le Nivernais par un radieux soleil de fin d’été. Rosa Bonheur, peintre et sculpteur, née dans le sérail et douée d’une personnalité très indépendante et « détonante » pour son époque a traversé presque tout le XIXe siècle. Le succès de ses toiles exaltant dans le style du naturalisme la nature et le monde animal d’une vigoureuse santé lui valurent médailles, commandes de l’État comme ce tableau (commandé en 1848) et légion d’honneur en 1899. Amie de la reine Victoria, sa réputation a traversé les frontières de l’Europe pour s’étendre aux États-Unis.
Après avoir reçu la médaille d’or pour ses envois au Salon de 1848, Rosa Bonheur se voit attribuer commande et bourse de l’État. Elle se rend à l’invitation d’un grand propriétaire nivernais qui connaissait son père pour y réaliser sur nature un grand tableau où figurera un attelage de bœufs.
Rosa Bonheur fut un peintre à succès durant tout le siècle, contemporaine de Courbet et de Millet elle eut bien plus d’honneurs que ces derniers. Fille de peintre elle est dans le sérail dès l’enfance ce qui facilitera sa carrière . Comme le montre ce tableau, monument à la gloire de l’agriculture, Rosa Bonheur est une optimiste, c’est le « plein chant de la terre », la joie du travail sous un ciel sans nuage. Le sentiment de force et de sécurité qui se dégage de cette grande toile de plus de deux mètres de long sont d’un monde sans ombre où la peine fait aussi partie de cette puissante harmonie.
Les labours marquent le point culminant de l’été, son zénith pourrait-on dire ; les moissons terminées on retourne la terre, c’est la conclusion d’une année de travail et de production, Rosa Bonheur exalte là une relation non problématique avec la nature, la description est optimum : c’est le jour le plus beau, dans cette campagne du Nivernais somptueuse, c’est aussi la lumière chaude d’un matin où vibre une allégresse communicante.
On oppose, semble-t-il, une santé puissante à quelque chose qu’on trouve contestable mais dont on ne dit mot, la ville sans doute. Il ne s’agit ici ni de vertu ni de plaisir, mais de travail, de santé et surtout de richesse ; la morale de cette bourgeoisie Française sure d’elle même cherche à se manifester, ce tableau en est aussi le porte- parole.
Composition
Deux grandes diagonales se croisent et font ensemble deux zones dans ce grand rectangle, une vide et lumineuse : le ciel et ses quelques nuages évanescents à l’horizon au dessus de la colline, l’autre pleine des labours et de cette belle colline au loin.
La ligne de composition essentielle est celle de l’action bien sur, le rang des bœufs qui montent vers la droite, elle traverse entièrement l’espace du tableau, elle est accompagnée d’une autre diagonale secondaire celle-la qui forme avec elle un angle aigu est importante car elle marque la limite du chemin de bordure du champ définissant aussi le point de vue sur la scène peinte qui comme nous le verrons par la suite n’est pas sans importance.
La colline contient aussi une diagonale secondaire faite par une ligne de haie. Rosa Bonheur définit ce grand paysage avec un minimum d’éléments, son économie suffit à planter son image complètement : elle donne trois indications ; la terre labourée, la prairie, la forêt. L’indication de la haie est effectivement importante dans la mesure où les haies dans les paysages Français sont très spécifiques selon les région autant que les types d’arbres. Son lointain de paysage est limitée à une colline nous l’avons vu, cette colline est une ligne, elle suffit à construire la ressemblance et donc la reconnaissance du paysage Nivernais. Il y a dans ce tableau une maîtrise parfaite et fort intelligente du propos.
La conjonction de ces grandes diagonales qui font un angle peu ouvert avec l’horizontale de l’ombre des bœufs sur le sillon donnent une impression générale de force tranquille (!), de puissance sereine et d’effort soutenu (le travail des bœufs) et de mouvement en avant.
Couleur, lumière
On retrouve cette rigueur d’un métier parfaitement tenu dans l’usage des coloris, Rosa Bonheur voulait un accord parfait « un grand majeur », aux harmoniques simples et puissantes; ce qu’ elle veut c’est d’abord recréer cette lumière d’été forte, riche d’éclat et de netteté et tout le sujet soit habité par elle, sans doute pressent-elle que ce siècle en son milieu, quittant la dramaturgie du romantisme va partir à la recherche d’une autre lumière, elle la désigne à sa manière, celle d’une artiste, c’est à dire qu’elle peint à l’endroit où se rencontrent une lumière réelle et la sienne propre.
Le travail de peinture d’une facture réaliste est admirable de maîtrise et de simplicité, Rosa Bonheur est une artiste de métier, elle pousse celui-ci à ses extrêmes limites ; elle fait l’ombre et la lumière sur les mottes de terre en trois coloris, le travail sur le poil des bœuf est éblouissant de perfection, la manière dont la lumière prend chaque chose est
D’une exactitude absolue qui suppose aussi une mémoire visuelle étonnante.
Elle s’est principalement attachée à la couleur dominante de la lumière qui est typique de la lumière Française, une sorte de rose doré, assez nettement orangée à cette saison. Cet orangé elle en fait le point de départ de ses choix de couleurs pour les bœufs, la terre, deux choses qui occupent totalement une moitié du tableau. L’autre c’est le ciel dont l’intensité du bleu fait vibrer puissamment ces couleurs, la colline intermédiaire de tonalités vertes, travaillée en petites masses pour les haies et la forêt fait le lointain et l’ambiance du paysage. Mais le grand travail reste celui que le peintre a fait sur les animaux.
La tâche bleue vif de la veste du bouvier située derrière le deuxième couple de bœufs et les deux bras levés qui se détachent sur le ciel font la jonction entre celui-ci et le monde de la terre, du travail.
Matière, forme
Ce tableau, véritable monument du naturalisme est à sa manière un chef d’œuvre. On peut contester cette ligne de composition associée à la lourdeur des bœufs mais la description de l’effort des animaux est parfaite, d’une vérité sentie. Rosa Bonheur aimait cette puissance des bœufs, animaux qu’elle voit comme des figures solaires sans pourtant mythologiser son propos car ce qui la préoccupe ici c’est l’animal domestique d’abord et avant tout ; et non pas son appartenance mythique.
L’animal de trait est l’intermédiaire entre l’homme et le don de la terre, il est l’instrument de la domination de l’homme sur la nature, la machine n’ est pas encore là et se borne à la charrue.
Même si les hommes sont présents dans ce tableau, il est manifeste que pour Rosa Bonheur le thème central de son tableau est le travail des bêtes, c’est à dire l’instrumentation de l’animalité.
Les paysans présents auprès des bœufs, le laboureur, le piqueur, etc… ne transmettent pas de présence et ne regardent pas vers celui qui regarde le tableau ; seuls les bœufs de trait, ces bœufs puissants et gras, fort bien nourris et qui donnent un sentiment de richesse et d’abondance, regardent vers nous c’est eux que le peintre désigne.
Rosa Bonheur fait ici l’apologie de la richesse et du travail, mais son propos peut aussi être interprété comme une apologie de la transformation de l’animalité en force de travail, et son image triomphaliste comme une sorte d’image apologétique de la France riche et puissante et encore dominante en Europe.
Dès l’origine, cette toile a été associée par la critique à l’atmosphère qui se dégage de l’univers de George Sand.
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