Le plat et le profond
« La vision des lointains est une vision plate », cette phrase, presque un principe, Pierre Bonnard la répète souvent.
Qui vous force la main ? Une main démesurée dans cet espace clos. Un appartement feutré où l’on flotte à la surface des choses, tout en perçant leur intimité. Comment s’opère cette alchimie entre le proche et le lointain ? Observez la composition de près…
1891 – 38 x 36 cm
Sujet
Andrée Bonnard, sœur de l’artiste, fumant une cigarette dans l’ombre et épouse de Charles Terrasse le musicien fumant la pipe en pleine lumière. La main violette du premier plan serait celle de l’artiste.
Ce petit tableau de 91 est dans la première manière de Bonnard ; il est typique des scènes intimistes chères aux Nabis à leurs débuts et qui deviendront la spécialité de Vuillard.
Il s’agit comme son titre l’indique d’une scène de la vie quotidienne, où figurent sa sœur Andrée et son beau frère Claude Terrasse. Le sujet est centré sur Claude Terrasse qui est avec la partie droite (le pot de fleur ) et la main d’Andrée la seule à être éclairée par la lampe à peine marquée dans le coin gauche en haut du tableau.
Ce serait donc un portrait de Claude Terrasse et de sa femme à contre-jour, ce qui fait de ce tableau une œuvre un peu spéciale d’autant que Bonnard a fait figurer en premier plan dans l’ombre aussi, une grande main tenant une pipe allumée qui serait la sienne, créant ainsi comme nous allons le voir un espace à la mesure de son idée du tableau.
Composition
Ce tableau presque carré, format inhabituel chez lui, Bonnard l’a entouré d’une étroite bande d’un vert-jaune soutenu sur trois côtés (sauf en bas)d’une ligne noire. Une diagonale qui part du haut gauche du tableau, passe par la main d’Andrée, la pipe de son mari, pour aboutir au foyer de la grande pipe, en bas à droite, traverse d’un coin à l’autre ce faux carré.
C’est grâce à cette composition que le peintre fait son espace. Il n’y a pas de perspective dans cette peinture, Bonnard cherche systématiquement à l’éliminer. Une seule solution à ce problème : Jouer avec la lumière et donc avec ses contrastes pour créer le sentiment de profondeur, puisqu’il n’y a plus la possibilité d’une illusion d’optique dont d’ailleurs Bonnard ne veut pas entendre parler.
Le Nabi japonard affirme ici sa dette envers les graveurs japonais par sa conception de l’espace : art des premiers plans extraordinaires et en apparence démesurés, mais d’une efficacité parfaite et surtout annonçant une vision autre, moderne de l’image. Bonnard introduit dans cette scène inspirée par les tableaux de tabagie du XVIIe siècle Hollandais un premier plan presque démesuré : cette énorme main à la pipe qui barre tout le bas du tableau. Il pose ainsi une horizontale cachée dans cette scène qui n’en aurait pratiquement pas, si ce n’est que ce petit bout en haut à gauche du tableau sous la forme d’un morceau d’encadrement doré.
Une autre diagonale qui suit le dos de la grande main et croise la première ligne dont on a parlé plus haut, passe par la bouche de Claude Terrasse pour aboutir au bouquet de fleur ; faisant du visage du jeune homme le centre de la composition. Il faut souligner la saturation décorative de ce tableau où les volutes de la fumée répondent aux arabesques de la tenture du fond et annulent ainsi l’espace.
Couleur, lumière
Autant que les lignes de la composition, les contrastes de valeurs sombres et claires contribuent à la construction de ce tableau. Dans ce petit tableau, la lumière se répand du coin gauche en haut où un petit triangle signale la présence d’une lampe dans la pièce ; elle est une indication non réaliste, une sorte de point de repère de l’origine de cette lumière, c’est une tache de couleur, rien de plus, la vraie couleur est donnée par cette grande plage rousse de la couverture dans laquelle Claude Terrasse est enveloppé et sur laquelle s’inscrit la grande pipe supposée être celle du peintre, sorte de pinceau donnant à la fois la chaleur protectrice et une couleur évoquant celle du tabac.
Toute la lumière est concentrée dans cette partie du tableau, elle se répand sur le pot de fleurs et l’encadrement du tableau accroché au mur. Le reste est à contre-jour, la tapisserie du mur est dans des teintes brune et ocre, elle ne renvoie donc que très peu de lumière.
On ne peut s’expliquer la partie ocre d’or, en dessous de la grande main à la pipe que par la volonté du peintre de différentier l’endroit sur la toile où Andrée figure, d’un autre qui est sans aucun doute le genou du peintre sur lequel sa main s’appuie ; ce premier plan fait d’une garance éteinte et d’un ocre d’or sans doute aussi atténué, est l’élément constructeur de l’atmosphère de réflexion et d’échange entre les personnages, l’intimité est créée par cette proximité que rend Bonnard en posant cette grande main qui, pour celui qui regarde, est à la place de la sienne si il entre dans le tableau.
Matière, forme
Vuillard et Bonnard ont été sans doute les premiers à donner à la peinture sa dimension de matière ; et c’est à cette époque, entre 90 et 95 que ces deux peintres expérimentent ce qui fera leur peinture.
L’originalité de Bonnard est évidente dans ce petit tableau, et il aura été le seul à saisir certaines choses de cette époque dans justement l’intimité la plus forte. C’est par l’invention de formes, une nouvelle conception du tableau qu’il atteint les sommets, ses sujet restent fidèles à l’idée moderne issue de Manet pour la peinture elle-même. Dans cette toile, les contrastes de couleur et de lumière créent la forme. Les lignes ondulantes des personnages, des volutes de fumée et de la tenture murale se font écho dans un parti pris décoratif qui crée l’unité de l’image.