Portrait de l’artiste au Christ jaune de Paul Gauguin

Paul Gauguin

Portrait de l’artiste au Christ jaune de Paul Gauguin – Musée d’Orsay

Ex-voto

« C’est un mélange inquiétant et savoureux de splendeur barbare, de liturgie catholique, de rêverie hindoue, d’imagerie gothique, de symbolisme obscur et subtil. » Octave Mirbeau.

Croix de bois, croix de Saint-André, le sauvage peint son calvaire.

Visage fracturé, l’œil blessé est le point central de toutes les lignes de force. Divisé entre le synthétisme du Christ jaune, il reste sous sa protection, et le primitivisme du pot, il pousse un dernier cri ; le voyage pour Tahiti approche. Comment les couleurs annoncent-elles cette séparation ?

1890-1891 – 38 cm x 46 cm

Sujet

Paul Gauguin a 42 ans lorsqu’il se représente en buste de trois quart, durant l’hiver 1890-91 à son retour de Bretagne. Cet autoportrait a sans doute été peint dans l’atelier parisien de son élève E. Schuffenecker où se trouvait son fameux Christ jaune, toile symboliste et synthétiste réalisée au Pouldu en 1889.

On la voit ici à l’envers car l’artiste utilise un miroir pour se représenter lui-même. A droite figure une autre de ses œuvres réalisée au cours de l’hiver 1889, le Pot autoportrait en forme de tête de grotesque qui apparaît dans le bon sens car peint d’après une photographie. La présence de ces deux œuvres de 1889 à l’arrière plan de l’autoportrait exprime bien la souffrance de l’artiste et son dramatique combat contre la civilisation à la veille de son premier départ pour Tahiti.

Le Christ semble le protéger, le pot laisse échapper un cri, Paul Gauguin s’est placé devant ces deux œuvres, en combattant solitaire et fier, entre synthétisme du Christ et primitivisme du pot, ce dernier exprimant la part sauvage de son moi.

Le visage est comme fracturé par la différence étrange entre les yeux à chacun desquels correspond une partie du tableau, l’œil de gauche porte un regard froid et douloureux, on y sent le reproche et un peu de mépris, l’autre est aigu, violent avec une note de folie. Au premier est accordé un Christ en  croix, au second la terre cuite du «sauvage».

Détail fort curieux ; ni le Christ ni le « sauvage » n’ont d’œil gauche, en regardant attentivement la peinture, on a d’ailleurs le sentiment que l’artiste les a supprimés volontairement.

Composition

Comme dit plus haut, ce petit tableau est comme sectionné en deux parties inégales où figurent deux œuvres de l’année précédente; Le Christ jaune et Le Pot. Cette ligne passe de la main du Christ à la tempe du peintre entre l’œil est l’oreille, elle est en légère diagonale. Une autre, celle-ci bien verticale, un peu plus loin sur la droite coupe le visage en deux suivant la ligne médiane du nez .

Cette position donne l’impression que le personnage accroche notre regard ou le sien propre dans le geste de détourner la tête vers notre droite c’est à dire du côté de la terre cuite, c’est au Christ qu’il tourne le dos complètement.

Les autres lignes de composition sont aussi très révélatrices de l’art de Gauguin, car il utilise ces lignes de composition dans un but d’abord dynamique et ensuite esthétique : Une première ligne part de l’œil fermé du Christ rejoint l’oeil droit du personnage et s’achève sous l’étagère à droite du tableau. La seconde suit la ligne de l’épaule droite du peintre, traverse le même œil et aboutit à la place de l’œil absent de la sculpture. Ces lignes sont en croix de Saint-André, le centre étant l’œil du peintre.

Couleur , lumière

La lumière d’ailleurs vient de la droite. Cet éclairage du visage assez intense est justement mis en valeur avec force par le contraste du clair-obscur dans cette zone et le lien entre les teintes : rose et carmin pour le visage, ocre rouge et jaune pour la terre cuite, tête contre tête pourrait-on dire. Le « Christ Jaune »  est un tableau, Gauguin le restitue donc comme quelque chose de plat, la terre cuite est une sculpture et donc il en restitue le volume. On sait le goût de Gauguin pour la sculpture qu’il développera considérablement à Tahiti et aux Marquises sous l’influence des « arts primitifs » qu’on commence à découvrir.

Gauguin fait une utilisation symboliste de la couleur. Le corps du Christ est aussi jaune que la meule, sa poitrine est verte, les arbres sont rouges comme dans le Talisman de Sérusier. Les couleurs de tableaux sont détachées de la réalité. Contraste puissant entre l’autoportrait et l’arrière plan rendu par des contrastes de valeurs.

Gauguin n’a cure d’utiliser des coloris fidèles à la réalité; il ne cherche plus uniquement à reproduire une lumière réelle, il cherche autre chose, une fusion d’un colorisme intérieur (sorte d’idéal personnel de la couleur) et de la couleur réelle, (celle qu’on voit dans une lumière donnée), mais il a besoin que cette situation de lumière puisse se marier à son imagination de la couleur pourrait-on dire. Il avait entrevu cette possibilité lors de son voyage aux Antilles, mais c’est à Papeete qu’il trouvera cette vraie lumière dont l’impression peut se mêler à son désir de couleur.

Matière, forme

L’homme est blessé, le regard le montre, mais ce n’est pas seulement par l’insuccès de ses dernières œuvres à Paris, il conteste le bien fondé de cette société toute vêtue de noir, et plus profond encore la civilisation Européenne qui colonise et détruit tout univers qui n’est pas le sien.

Paul Gauguin n’est pas un homme facile, sa nature complexe, violente et trop libre pour l’époque en heurte plus d’un . La grandeur du personnage est évidente ce qui aussi indispose quelques autres artistes et son départ pour l’autre bout du monde dut en arranger plus d’un. Ce visage tourmenté et rouge qu’il place comme un double du sien propre et qui correspond à cet autre œil, le gauche si évidemment différent du droit, révèle une nature radicalement hostile au regard douloureux et trouble que l’occident chrétien porte sur l’existence, mais que Gauguin porte aussi en lui et dont il se séparera progressivement à la mesure de l’éloignement que les grand voiliers de l’époque mettront entre lui et l’occident.

Gauguin donne une clef quant à sa recherche picturale dans cette lettre où d’ailleurs il demande à Émile Bernard une photo du pot pour le faire figurer dans ce tableau ; il dit « je cherche le caractère dans chaque matière », cette remarque peut s’appliquer tout aussi bien à sa recherche d’un trait et d’un colorisme qui lui permette la facture souhaitée, ou rêvée.

On sait qu’il découvrit l’art polynésien qui est un des plus beaux des arts exotiques et que les lignes somptueuses des sculptures de ces îles l’ont fasciné.

Le peintre nabi Maurice Denis qui acheta ce tableau à Ambroise Vollard en a souligné le caractère cézannien. Gauguin utilise en effet dans cette toile des touches juxtaposées et parallèles très proches de celles qu’employait Cézanne.

Les formes sont synthétiques et cernées de traits foncés qui délimitent nettement des plages de couleurs contrastées, surtout dans le Christ jaune. Le portrait proprement dit s’inscrit dans une forme pyramidale qui donne une impression de force et de ténacité caractéristique du tempérament de Gauguin.

Extrait du travail préparatoire pour le CD-Rom « Secrets d’Orsay »

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