Une sombre agonie réaliste
Cette toile de 1873 est une variante un peu plus grande et en largeur, de la célèbre Truite de 1872 du Kunsthaus de Zurich.
Quelle triste fin. Certains laissent courir le bruit que Courbet met en scène son propre malheur.
La gueule ouverte, la truite gît, échouée, sur un banc de cailloux. Tension du corps et réalité asphyxiante… la touche au couteau renforce les coloris, les gouttes de sang amplifient le noir de l’ouïe, c’en est fini. Quel est le rôle de la couleur dans cette toile, considérée comme une allégorie de la destinée du peintre ?
Sujet
Après avoir purgé sa peine de Communard à la prison de Sainte Pélagie à Paris et avant de partir pour un exil définitif en Suisse, Courbet séjourne quelque temps près d’Ornans dans son Jura natal. La tradition de la pêche à la truite y était bien vivante et l’artiste en tire le sujet de splendides natures mortes d’un style réaliste auquel il apporte une forte empreinte de romantisme tragique. La truite éternise un moment, celui de ce genre de pêche : au lancé, qui fait marcher les pécheurs dans l’eau de la rivière. Courbet à travers cette superbe prise condense tout un univers : celui de la rivière de montagne.
Courbet est en exil volontaire, on a voulu le ruiner. A Ornans où il s’est réfugié « on » a incendié son atelier, il trouvera refuge de l’autre côté de la frontière dans ce même Jura, en Suisse.
C’est la deuxième version d’un tableau peint en 72 ; on ne peut s’empêcher face à cette œuvre d’y voir autre chose que la simple bête morte : l’exposition cachée mais au combien violente et tragique du sentiment que Courbet a de sa situation en ces années de malheur. On a tiré cet animal, magnifique de puissance, de son élément, on l’a blessé, et le peintre donne à ce sang qui coule des ouïes une valeur particulière qui accompagne l’expression morte du poisson, la gueule ouverte laissant l’écho du dernier râle d’un torturé. Mais l’admirable est que Courbet n’est pas anéanti par l’opprobre, il poursuit son œuvre, son propos sur la nature est le même, sa conception de la beauté identique. Dans sa peinture rien n’a changé.
Composition
L’intelligence de la composition de Courbet force l’admiration d’autant qu’elle est d’une grande simplicité : trois lignes diagonales font ce petit espace où gît la truite, c’est un espace regardé, serré autour de ce que l’on aperçoit brusquement et dont l’expressivité marque la sensation.
La bête morte est posée sur la rive, sur les cailloux et la roche, ces trois lignes enferment sa mort et pétrifient l ‘expression d’asphyxie que la gueule de l’animal exprime. Navire échoué en travers d’une grève de hasard, la prise grandiose pour le pêcheur se sépare de l’événement pour entrer, grâce à ces lignes de pierres qui sont aussi falaises, dans le lyrisme du paysage, car si Courbet ne s’échappe pas d’une représentation fidèle du réel, il l’envoûte par son art de composer et de peindre ; art qui comme les plis du soufflet de l’appareil photo, se déplie en couches d’impressions sensorielles dont les sonorités qui rappellent chez lui si fort la musique, nous emporte dans cet univers de passion qui lui est propre.
Couleur, lumière
La palette de cette toile est riche de coloris très chauds qui font la sécheresse de la pierre et du sable de rivière en bas du tableau, les teintes de bruns rouges et d’ocre jaune rendent parfaitement ces couleurs de pierre ferreuse qui entrent en opposition avec les gris brillants, teintés de rose d’orangé et de bleu de la peau de la truite, c’est un travail de double camaïeu que le peintre fait scintiller par des taches de différentes couleurs, le point culminant de ces taches, est donné par le sang qui attire le regard sur la tête du poisson, dramatisant la ligne noire de l’ouïe, la transformant en blessure mortelle.
Mais c’est la lumière qui étonne le plus, car elle crée une dramatisation, un lyrisme sombre ; elle est concentrée en bas du tableau et l’aspiration vers le haut de la bête agonisante se heurte aux teintes brunes de la roche enfermant le sujet comme dans une cellule de pierre.
Matière, forme
Cette peinture est presque entièrement travaillée au couteau, technique que Courbet inventa et qui fut abondamment employée par la suite. Cette manière est une technique d’empâtement qui ne nécessite aucun adjuvant à la pâte de couleur, elle permet de couvrir vite et très fortement, et de donner un éclat dense et puissant aux coloris.
Le côté coupant et légèrement écrasé des formes de la touche au couteau a une force un peu brutale qui plaisait sans doute à Courbet, amateur d’une facture rapide ; sa manière voluptueuse parente de celle de Giorgione et de Titien s’accordait bien avec cette trouvaille technique qui changeant la touche ne changeait pas l’esprit de la peinture. Cette audace technique lui permettait la spontanéité qui lui était nécessaire.
Courbet aime masquer ses intentions les plus personnelles, sa faconde de montagnard jurassien n’empêche pas le secret et la pudeur. Le fruit d’une partie de pêche qui sans doute fut un moment de joie dans la nature, donne l’occasion secrète d’exprimer des sentiments d’une force tragique qui n’a d’égale que ceux qu’on trouve dans la grande peinture romantique (Delacroix, Isabey) mais avec une différence de taille, car Courbet ne symbolise pas, cette truite est un petit événement réel qui aperçu soudainement, recouvre l’état affectif du peintre ; c’est cette situation qui lui permet de lire un réel dont il voit la sublime beauté et d’en faire un sujet de sa vie.
Cette double signification, ce raccourci qui échappe au symbolisme tel qu’il fut conçu avant lui, vient bien sur du romantisme mais il a perdu l’idéalité au profit de l’identité. Cette évolution de l’attitude du peintre, Manet l’apercevra immédiatement et bien sûr les impressionnistes à sa suite, car elle fut pour ces artistes un instrument de libération de leur arts.
Cet animal blessé est l’image même du peintre.