L’académisme au service d’un drame biblique
« Lorsqu’avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes, échevelé, livide au milieu des tempêtes, Caïn se fut enfui de devant Jéhova, Comme le soir tombait, l’ombre sombre arriva, au bas d’une montagne en une grande plaine ». La peinture de Cormon est une illustration réaliste de ces vers de Victor Hugo.
« Tu seras toujours vagabond sur cette terre », la sentence est éternelle. Tout comme l’errance de Caïn, au corps exsangue, hanté par le crime, et de sa femme, au centre, qui serre sa descendance contre sa poitrine, sèchement frappée de repentir. La ligne d’horizon et la civière portent le mouvement en avant, accentuent les ombres, poursuivies de l’implacable lumière divine. Comment ce sujet biblique a-t-il été traité ?
Caïn de Fernand Cormon – 1880 – 3,84 x 7 mètres
Sujet
Cet immense tableau d’histoire illustre, comme l’indique le livret du Salon de 1880 où il fut très remarqué, les premiers vers d’un poème de Victor Hugo, La Conscience (1859), tiré de la Légende des Siècles : « Lorsque avec des enfants couverts de peaux de bêtes, Échevelé, livide au milieu des tempêtes, Caïn se fut enfui de devant Jehova… ». Caïn, meurtrier de son frère Abel, fuit la colère divine avec sa tribu.
Dans cette fresque épique qui est un monument du naturalisme triomphant de la IIIe République, Cormon introduit pour la première fois en peinture le thème de la préhistoire dont il se fait une spécialité.
Dans la peinture d’histoire, l’exotique fait fureur, l’Asie fait rêver et des époques passées, « nouvelles », passionnent l’opinion : après le médiéval, l’antiquité gréco-romaine, l’Espagne et l’oriental, le préhistorique.
La découverte des peintures rupestres d’Altamira en 1879 remettent à l’honneur les théories évolutionnistes de Darwin. Cette scène qui passionna les contemporains évoque les scènes d’opéras ou de mélodrames.
La découverte des peintures rupestres bouleverse les peintres, ce qu’on comprend aisément, la préhistoire hante les esprits certes, mais pas au point de faire oublier la civilisation judéo-chrétienne et son grand livre, la bible. Cormon fait passer la préhistoire par le chemin obligé de la culture, Renan n’a pas encore triomphé, et la lecture des choses se fait toujours à travers le crible culturel des mythes qui encadrent l’humanisme qui s’est justement constitué réellement comme pensée au XIXe siècle .
Le sujet est inspiré par la genèse, l’histoire de Caïn, mais c’est un Caïn vieux que Cormon met en scène, un vieillard guide l’humanité. Ce vieillard marche comme un aveugle fou dans un désert.
Un tel spectacle sur 7 mètres de long ne peut laisser indifférent ; cette histoire avait pour ce peintre une grande importance, comme sans doute cet « Enterrement à Ornans » pour Gustave Courbet, (celui-là ne fait pourtant que 6m 68) mais Cormon semble-t-il s’est laissé allé à imaginer un réel ; l’histoire de Caïn devenant historique en quelque sorte. Ornans c’était le réel tout cru, la mort sans phrase, nue.
Là ce sont les corps puissants qui sont nus , les jeunes femmes épuisées. En quelque sorte le réel faisant irruption chez les magdaléniens.
Composition
Deux grandes diagonales se croisent dans cet immense tableau c’est tout, et c’est bien suffisant. Cormon connaît bien les secrets de la composition, il sait que pour obtenir un mouvement qui ne se dilue pas dans l’espace il faut une structure de composition simple et forte, très forte même ; il la résume donc à deux lignes : celle marquée par les grosses perches de bois qui soutiennent cette immense civière (qu’il a sans doute inventée) et la ligne d’horizon assez proche d’ailleurs, qui descend dans l’autre sens de la droite à la gauche du tableau. Ceci forme une croix de Saint André écrasée, au point d’intersection de laquelle trône dépoitraillée et exsangue la mère. Ces deux diagonales qui se croisent traduisent le mouvement de fuite en avant accentué par les ombres.
Cette composition, Cormon en a fléchi les lignes, en faisant de ces deux transversales de pesantes courbes dont la vitalité produit un immense balancement, là est tout le secret de cette étonnante composition, le peintre veut le mouvement c’est dans la peinture de cette époque une obsession, les gestes significatifs ne suffisent plus, le langage doit être émotionnel, l’acte doit se substituer à la posture.
On sait la réponse à cette problématique, elle aboutira à une transformation complète de l’art de peindre et c’est à cet endroit que Cormon s’est peut-être fourvoyé en changeant de sujet faisant confiance à l’empreinte d’époque pour ce qui est des formes.
Il n’en demeure pas moins que cette œuvre est un morceau de peinture extraordinaire. 12 ans plus tard apparaît le cinéma et c’est lui qui absorbera goulûment bien des recherches esthétiques de la fin du XIXe siècle.
Couleur, lumière
Ce désert où erre la tribu de Caïn est un espace totalement vide, il est le lieu de passage par excellence, défini par cela ; un sol juste bon à être foulé au pieds par les marcheurs.
Mais un sol très travaillé, dans des teintes d’ocre et de rose, parsemé de cailloux et de roches de ces mêmes teintes, la troupe errante est elle-même travaillée dans des teintes assorties et très proches, elles sont seulement poussées plus loin dans leur contrastes, les peaux allant vers le blanc ou les bruns grisâtres, les cheveux vers les bruns foncés et les rouges, jusqu’au carmin des quartiers de viandes.
Toute cette mise en scène colorée donne aussi le sentiment que ces gens font partie du désert, en sont une sorte d’émanation fantomatique. Mais Cormon a placé un grand ciel superbement traité, un ciel nuageux, qui étouffe la scène, un ciel de grande chaleur qui fait retomber sur les personnages l’impression de dessèchement immobile du décor.
Au delà de l’horizon, Le peintre a disposé un lointain bleu bien sûr, en trois morceaux : en haut à droite une falaise bien visible au milieu de la ligne d’horizon une autre falaise qui dépasse peu la crête enfin derrière le dernier personnage une trace très lointaine de ces mêmes falaises bleues ; cet espacement rythmé de l’apparition des falaises rocheuses accompagne la descente de la ligne d’horizon ponctuant cette marche dans le désert qui par ce lointain et le vide qui y règne donne le sentiment d’une marche éternelle dans un infini d’aridité.
La lumière claire, surchauffée et blanche ajoute à la sensation de fixité mortelle du désert. Elle vient de derrière les personnages dont les ombres démesurées sont projetées vers l’avant accentuant l’impression de fuite et de course effrénée.
Matière, forme
La seule matière vivante paraît être ce groupe d’hommes et de femmes fantomatique qui semble descendre vers le «toujours plus bas», guidé par un vieillard fou et aveugle dont la main comme une serre d’oiseau de proie se tend vers le vide.
Cormon va au bout de son projet sans détour, directement.
La facture puissante et dramatisante dont la base idéologique est le naturalisme grâce auquel il peut s’adonner à sa spécialité d’anatomiste, lui permet de détailler à travers les personnages, les divers aspects de cette «famille» conduite par Caïn et où trône la figure blanche et couverte, comme Caïn lui-même, d’une sorte de poussière blanche à laquelle Cormon donne aussi l’apparence de la cendre.
Derrière le père, les deux fils, la fratrie plutôt que la fraternité, la figure du guerrier chasseur marche à côté de celle de l’amour, de l’autre côté de la grande civière, le couple enfin, les chasseurs portefaix à la fin du cortège, suivi par deux chiens qui ont presque l’air de loups. La rudesse de la facture s’accorde au sujet « primitif ».
Le coup de pinceau est très sûr, on sent la connaissance anatomique de l’auteur qui s’est sans doute passionné à détailler muscles, les positions de la marche, soignant aussi les grains et les nuances des coloris des peaux pour la plus part livides et poudreuses.
Cette composition en balancement donne au tableau un mouvement puissant et rapide, cette immense image qui aurait pu être très lourde, Cormon l’a transformé par la force de son mouvement ; le passage de ce groupe hanté par le crime, passage rapide martelant le sol de leurs pas, est un image rapide on la sait fugitive et presque irréelle, Cormon la souhaitait ainsi comme une synthèse du mythe et du réel, ce qui n’est pas le propre de la peinture mais sera celui du cinéma, il y a donc quelque chose de prémonitoire dans l’entreprise de Cormon, la toile eut un succès retentissant d’ailleurs et lui valut de belles commandes « préhistoriques ».
Fernand Cormon
Fernand Piestre, dit Cormon, peintre français, 1845-1924
Fils d’un auteur dramatique, Fernand Cormon n’est encore qu’un adolescent lorsqu’il fréquente l’atelier de Portaels à Bruxelles. Il poursuit sa formation artistique à Paris où il suit les cours de Cabanel à l’École des Beaux-Arts de 1863 à 1866, avant d’entrer dans l’atelier de Fromentin.
Dès le commencement de sa carrière, Cormon connaît le succès. Ses débuts dans le genre funéraire, fortement empreint d’orientalisme, sont largement récompensés. Mais ce sont ses sujets historiques, préhistoriques et religieux qui assoient sa renommée à partir de la fin des années 1870. Avec son immense Caïn, Cormon devient à trente cinq ans l’exemple du nouvel académisme, fort apprécié de l’Etat qui achète la toile et lui décerne la Légion d’honneur.
Au cours de sa carrière, il reçoit de nombreuses commandes de peintures décoratives pour des bâtiments officiels à Paris, comme l’Hôtel de Ville, le Petit Palais, le Museum d’Histoire Naturelle, la mairie du IVe arrondissement, mais aussi en province et à l’étranger (l’ambassade de France à Berlin). Professeur réputé et estimé à l’École des Beaux-Arts, il voit passer parmi ses élèves Émile Bernard, Toulouse-Lautrec, Van Gogh. Cormon est aussi un bon portraitiste des personnalités politiques et artistiques de son époque.
1845: né à Paris
1880: Caïn, achat par l’État et Légion d’honneur
1887: Les vainqueurs de Salamine
1894: La forge
1898: réception à l’Institut
1924: mort à Paris
Extrait du CD-Rom Secrets d’Orsay
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