La vie précaire des gens du voyage
« Une petite étude d’une halte de forains, voitures rouges et vertes », c’est ce qu’écrit Van Gogh à Théo, son frère et fidèle confident.
Pas de temps à perdre. Entre un vert Véronèse intense et une ocre blanchie imposante, l’errance se pose. Entre ciel et terre, hommes, femmes, enfants, chevaux s’installent sous la lumière d’août. Perception sur-le-champ, touche pressée, couleurs franches, délice de l’exécution, le campement de gitans est brossé sur le vif. Examinez la composition de cette toile, et vous en comprendrez le rythme saccadé.
Les roulottes, campement de bohémiens aux environ d’Arles, peint en août 1888 (41 x 51 cm).
Sujet
Fuyant Paris, Van Gogh gagne le Midi et s’installe à Arles en février 1888. Ebloui par la lumière, il y peint quelques unes de ses toiles les plus célèbres : Les Tournesols, sa Chambre ou l’Arlésienne (Musée d’Orsay).
C’est la halte d’une famille de gitans comme il y en avait beaucoup dans cette région au siècle dernier, peut-être s’agit-il d’un cirque familial. Deux roulottes, une charrette bâchée et trois chevaux font l’ensemble du convoi, deux adultes et trois enfants les acteurs. La disposition des personnages dans le tableau est très intéressante à observer: les deux plus jeunes enfants; un tout petit garçon à droite et une fillette à gauche bornent le tableau au même titre que les deux chevaux bruns, ils sont les seuls en mouvement dans le tableau. Le garçon entre dans le champ du tableau et la fillette s’apprête à en sortir, chacun est en relation avec un cheval, l’un broute, l’autre regarde vers le peintre. L’ombre de l’enfant de droite est faite de coups de pinceau séparés et successif donnant le sentiment visuel d’une saccade, rythme qui caractérise bien la course d’un enfant en bas âge.
De l’autre côté, la petite fille en rose semble être traversée par la lumière, sa silhouette s’estompe, elle disparaît presque dans la saturation lumineuse. Ils sont donc l’élément dynamique du tableau, le seul « bougé » dans cet espace écrasé de chaleur.
Un homme dans le soleil tient le brancard du chariot rouge, il semble s’être arrêté dans un geste et l’adolescent assis dans l’ombre près de lui a le visage tourné vers nous. De l’autre côté de la roulotte centrale une femme est assise dans l’ombre aussi immobile que les deux autres personnages. On peut penser que l’enfant de droite, effrayé par l’irruption du peintre fuit vers sa mère et que la fillette s’éloigne pour explorer les alentours. Au centre de la composition comme la pointe d’un triangle formé par les deux enfants, la croupe d’un cheval blanc. Tout semble s’être figé par l’irruption de notre regard, celui du peintre bien sur. Van Gogh nous entraîne dans son effraction du réel, une des raisons de la force de ce tableau est là.
Composition
Le tableau s’organise autour d’une ligne médiane non tracée en forme d’arc qui va de la croupe du cheval de gauche à la tête penchée du cheval de droite, passant par le toit de la roulotte centrale. Cet arc est répété plusieurs fois dans le tableau comme une sorte de motif en écho de cette ligne de composition invisible: La limite du toit de la roulotte centrale, les deux lignes de la bâche de la carriole rouge, la croupe du cheval blanc, celle du cheval de gauche, les roues des véhicules.
On sait que la diagonale définit l’espace en profondeur dans un tableau, Van Gogh conscient que sa manière moins illusionniste que celles de ses prédécesseur et plus axée sur le jeu des couleurs que sur le clair obscur, ramenait le regard à la surface du tableau, a toujours affirmé la diagonale dans ses compositions; quitte même à lui accorder un rôle vertigineux comme dans La Chambre ou L’église d’Auvers.
Ici, la diagonale est comme hors du sujet, simple tracé ocre clair dans la partie vide du bas du tableau, reste d’un mur détruit, ou zone de battage du blé. Cette trace dans le sol rencontre une autre ligne, celle-ci horizontale qui traverse la partie droite du tableau et répond à la ligne d’horizon laquelle, tracée derrière les roulottes, fait le lointain du tableau. A droite et à gauche des murs et des feuillages, l’un clair l’autre sombre font le passage spatial vers ce lointain où on distingue une ville, un clocher. Le tableau est divisé en trois zones: Le ciel, le sujet, le sol, cette dernière partie occupant presque les deux tiers du tableau, elle est de loin la plus lumineuse.
Une fois de plus on peut remarquer que la force d’un sujet est d’autant plus grande qu’il côtoie une zone vide.
Couleur, lumière
Cette toile de petites dimensions a peut-être été peinte sur motif, certainement très rapidement; le peintre cherchait à cette époque à accrocher l’immédiateté de la perception par la pratique du premier jet. Il avait à cette fin mis au point une méthode de construction du tableau basée sur le trait.
Il bâtissait le dessin au pinceau à partir d’une couleur brune, terre d’ombre brûlée ou sépia, et travaillait ensuite le sujet dans le frais, il solidifiait ainsi l’image dans la lumière. Ce tableau a été brossé sur une toile encollée, sans enduit. On peut juger ici à quel point de virtuosité sa méthode l’avait porté, ce petit tableau est d’une puissance peu commune, sa lumière faite à partir de couleurs tranchées presque sans nuances est d’une intensité exceptionnelle. Tout le superflu est éliminé, Van Gogh écarte toute afféterie, va à l’essentiel par la couleur. Il y a dans cette oeuvre une grâce qui révèle une adéquation profonde de l’artiste au sujet traité.
Le colorisme étonnant de ce tableau n’est pas gratuit, on peut s’étonner de la couleur du ciel bien sur, mais Van Gogh a pris l’habitude à Arles de déplacer le contenu de la lumière sur l’objet lui-même; c’est cette découverte dans la création d’une lumière qui guidera plus tard les peintres du fauvisme.
Le peintre, il le dit dans ses lettres, est fasciné par cette lumière que provoque le mistral et qui rend toute chose d’une précision violente contrairement aux lumières plus humides qu’il a connu en Hollande, en Belgique et à Paris, lumières qui sous l’effet de la saturation pâlit les objets.
La lumière de ce tableau contient un vert Véronèse qui enveloppe tout. Au lieu de l’introduire par glacis dans chaque élément, Van Gogh la déplace à la source même de la lumière: le ciel, qu’il brosse vivement de Véronèse mêlé au blanc d’argent et ceci directement sur la toile encollée sans enduit, grâce à ce déplacement il sauve la précision du sujet et son éclat coloré, tout en faisant ployer toute la scène sous une lumière très intense.
Cette manière de peindre l’amène à développer un colorisme à la fois simple et qui permet une exécution rapide et spontanée, démarche issue d’ailleurs des propositions de l’impressionnisme. D’abord l’ocre blanchi du sol inondé de soleil et que l’éclat transforme en plage de pure lumière et chaleur. Le clair obscur est réduit au minimum car Van Gogh voulait cette disparition de l’ombre qui lui permit de créer cette double impression de présence forte des choses dans une lumière dévorante. Il déplace donc le clair-obscur vers la vibration; dans Les Roulottes il ne reste de l’ombre que le vert de l’herbe sous la carriole et quelques taches brunes souvent très légères sous les roulottes.
Le colorisme, ici fait d’ocre, d’une tache de vermillon, du vert émeraude et de brun a pour centre la tache blanche et ronde de la croupe du cheval central, point extrême de la lumière et de la couleur, remplaçant le soleil lui-même que Van Gogh ne se privera pas de faire figurer dans certains de ses tableaux.
Il y a chez ce peintre un amalgame complètement neuf à cette époque, entre la couleur ,la lumière et la symbolique.
On peut dire que la lumière a été le vrai guide de Van Gogh, ce tableau en est un témoignage: La découverte de cette lumière d’Arles et de sa région est sans doute le moteur du déclenchement de la maturité de son art de peindre.
Matière, forme
Van Gogh a travaillé très vite ce petit tableau, mais chaque coup de pinceau a compté. Le peintre a voulu faire « du premier jet » la perfection en peinture. On perçoit là particulièrement l’importance qu’il accorde au geste, au premier geste sans reprise. Il atteint là une virtuosité qui fait de cette période d’Arles le sommet de son oeuvre.
Saisir une scène en quelques gestes dans la volonté de faire passer instantanément sur la toile la chose vue, et sa transformation dans la sensibilité de l’artiste. En quelque sorte de faire passer l’art de peindre directement de l’œil à la main.
Peut-être a-t-il réalisé cette oeuvre à partir d’un dessin préparatoire, et donc travaillé son tableau à l’appui de la mémoire, on ne le saura jamais, mais quelque fut sa méthode de travail, il est évident que sa volonté créatrice était dans cette période guidée par le souci de transcrire sur la toile un moment d’illumination apporté par une scène vue.
Il y a dans cette oeuvre un équilibre ou se mêlent réel, musicalité, image et peinture, qui n’a d’égal que certaines toiles de Claude Monet.
On sait quelle importance Van Gogh accordait au dessin, on sait aussi qu’il le considérait comme une oeuvre autonome. L’utilisation du calame à la limite entre la plume et le pinceau laisse à penser qu’il cherchait une manière synthétique de peindre réunissant dessin et peinture dans un même geste.
On voit très nettement dans les « roulottes » que le peintre a laissé apparaître intentionnellement l’ossature première du dessin au pinceau.
La touche très rapide et les empâtements renforcent l’expressivité de la couleur.
On peut pourtant dire que la lumière a été le vrai guide de Van Gogh, ce tableau en est un témoignage.
La découverte de cette lumière d’Arles et de sa région est sans doute le moteur du déclenchement de la maturité de son art de peindre; Le cheminement intérieur de l’artiste a brusquement rencontré l’instrument de sa transformation: une certaine lumière.
Van Gogh émigré, errant, déraciné, ne pouvait qu’être touché par le thème des gens du voyage, tenus à la lisière des villes, marginalisés, et souvent rejetés. La poétique du nomade et de la liberté à l’opposée de celle du paysan esclave de la terre à laquelle il est lié habite l’œuvre de Van Gogh, plus souvent dans le regard qu’il pose sur les scènes qu’il peint que par les thèmes eux mêmes.
Ce petit tableau est exceptionnel par son thème, on sent l’artiste très proche de son sujet, happé par l’illumination que l’ensemble de la scène a provoqué chez lui. Mais on retrouve souvent dans son oeuvre ces lieux abandonnés, ces routes vertigineuses, ces zones intermédiaires où la ville et la campagnes se touchent et se détruisent l’une l’autre. Lieux des hasards et des choses laissées, mais aussi terrains de liberté et de poésie.
Ce tableau est considéré à juste titre comme un des chef d’œuvre du peintre.
Pour aller plus loin dans l’analyse du tableau.
Extrait du CD-Rom Secrets d’Orsay
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