Une allégorie moderne
L’art complète ce que la nature esquisse grossièrement. Comment réussit-on quand on veut aider la nature ? Par abréviation et simplification .
Pas d’ombre sous ce ciel de plomb. Une eau blanchâtre recule l’horizon. L’espoir de ce pêcheur s’éteint. Un sol verdâtre isole une femme et un bébé. La mélancolie gagne. Décor terne et gris. Comment s’installe ce sentiment d’abandon, de non communication, cette image de la misère ?
1881 – 155 x 192,5 cm
Sujet
Le sujet, banal et dépourvu de toute anecdote est donné par le titre du tableau : un pêcheur dans sa barque attend, résigné, sa femme insouciante (?) cueille des fleurs, l’enfant, écrasé de chaleur dort. Une image universelle de la misère, de l’isolement, de l’abandon d’une créature. Les personnages qui ne sont pas identifiables, pas plus que le lieu ni le moment atteignent au mythe par leur généralité. Cette œuvre fut longtemps incomprise de la critique (couleurs ternes, confusion entre peinture murale et peinture de chevalet) mais elle marqua profondément les générations suivantes par ses ambitions décoratives.
Composition
Les deux diagonales de la barque font la solidité de la composition, car le reste des lignes de force, celles des rivages de ce marais sont sinueuses et molles.
Une ligne d’horizon très haut placée clôt l’espace sur un ciel jaune immobile. La ligne de la corde de la nasse fait avec cet horizon un angle droit qui soutient l’immobilité lourde du tableau, à l’intérieur de cette double structure rigide et molle : Les êtres humains qui forment, de la tête du père à celle de l’enfant, une sorte de boucle décrivant le lien entre les personnages, une sorte de geste de la réunion de cette famille, ils sont la vie dans cet univers presque vide ; même si l’immobilité du père semble très en accord avec le silence et la plate surface de l’eau et de la terre.
Le point de vue est aussi indéfinissable car nous sommes à la fois dans une sorte d’intimité avec ces personnages et nous les dominons un peu. Ce point de vue qui mêle une perception à la fois intérieure et extérieure crée un sentiment d’étrangeté sans que le tableau n’en comporte réellement. Les lignes obliques, penchées vers la terre ou la mer (le mât, la tête du pêcheur et le corps de sa femme) accusent l’impression de détresse. L’horizon très remonté affirme la planéité de la toile, leçon que retiendront bientôt les Nabis.
Couleur, lumière
Couleurs ternes, dominante de grès verdâtre. Ce sont les contrastes de valeurs qui prédominent dans l’organisation de la toile. Puvis de Chavannes cherchant à faire une peinture mate (ce qui sera l’obsession de certains Nabis), qui se rapproche de la manière de la fresque, organise sa lumière à partir de grands aplats colorés, ici ciel, eau, et terre. Cette grande étendue d’eau jaunâtre qui occupe une part importante de la surface du tableau, est étonnante, on ne la rejeta pas à l’époque (salon des artistes français 1881) car on y voyait une réminiscence de la matière de la peinture à la fresque, donc des techniques de la peinture murale que d’ailleurs Puvis de Chavannes exercera toute sa vie, emportant principalement des commandes de ce type.
Pourtant ce n’est sans doute pas un calcul professionnel qui amena Puvis de Chavannes à ce genre de travail même si à première vue son style correspond plus à la peinture décorative qu’à la peinture de chevalet.
Tout l’accord de couleur est basée sur ce manque de relief des choses dans cette atmosphère surchargée d’humidité et d’une chaleur suffocante ; le bébé en témoigne, qui s’est endormi de chaleur et dont le corps est peint dans la position d’un enfant incommodé par la lumière écrasante de cet endroit sans ombre.
L’ombre gris-verte de la barque et de la rame accuse le côté malsain de cet endroit et de cette lumière solaire sans aucune joie.
Matière, forme
Cette peinture blanchâtre faite d’aplats de couleur mêlées en couches successives impressionna beaucoup les peintres. Gauguin et son ami Emile Bernard s’en saisirent, et le respect dans lequel était tenue l’œuvre de Puvis de Chavannes par des peintres de différentes tendances prouve qu’en fait Puvis incarnait bien quelque chose de la modernité et ceci dans plusieurs sens.
La matière pâle et diaphane de sa peinture, cette sensation de lumière d’entre-monde qu’elle donne et qui ne s’impose pas au regard, demande une lente attention, et ensuite une imprégnation rêveuse de l’œuvre. Puvis de Chavannes ne veut ni choquer, ni séduire, il cherche une beauté dont la sérénité très particulière a un côté musical. On ne peut pas dire que son atmosphère soit religieuse ou philosophique, on ne peut pas non plus, bien qu’en un sens il en soit le père, la placer chez les symbolistes. Toutes ses recherches sont le fruit d’une hantise de peinture ; et il semble bien que ce soit d’abord et avant tout la peinture qui ait guidé ce peintre.
Extrait du travail préparatoire pour le CD-Rom Secrets d’Orsay
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