De la peinture de démocrates !
« Il y a trente personnages grandeur nature, il s’agit de l’histoire morale et physique de mon atelier. On y voit toutes les personnes qui me servent et participent à mon travail » -Courbet-,
On reconnaît ses amis et ses connaissances, à droite, les exploiteurs et les exploités à gauche et lui assis, peignant un paysage.
La critique l’accuse de vulgarité, de manque de goût et d’esprit de provocation quand il expose cette toile au milieu de trente neuf autres au Pavillon du Réalisme, sorte de baraquement précaire.
« C’est de la peinture de démocrates, de gens qui ne changent pas de linge et qui ont la prétention de s’imposer à la bonne société. » -Comte de Nieuwerkerke-
Réalité, allégorie, le tableau fait scandale, obtient un succès considérable, excitant la curiosité et l’étonnement. Aujourd’hui admirée de tous, cette grande fresque de 3,60 m sur 5,98 m avait été refusée à l’Exposition universelle de 1855.
Réalisme et allégorie
J’ai conservé une lettre de Courbet qui en dit long sur ce tableau. « Il est divisé en deux parties. Je suis au milieu peignant. A droite, ce sont les actionnaires, c’est-à-dire les amis, les travailleurs, les amateurs du monde de l’art. A gauche, l’autre monde de la vie triviale, le peuple, la misère, la pauvreté, la richesse, les exploités, les exploiteurs, les gens qui vivent de la mort ».
1848-1855, sept années de création en trois actes. Au centre, la peinture par elle-même. Où le vécu prime : le modèle, l’enfant et la toile sont éclairés. Derrière eux, les vestiges de l’idéal académique, un Saint Sébastien et un crâne posent dans l’ombre. A droite, la source lumineuse, les amis contemplent le foyer de création. En face, l’envers de l’art, politicien, banquier, miséreux s’agitent… Qui se cache derrière ces portraits ? Quel est le véritable sujet de cette allégorie ?
Titre complet : L’atelier du peintre, allégorie réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique.
1854-I855 dimensions : 361 x 598 cm
Sujet
Cette immense toile commencée à Ornans en octobre 1854, fut refusée par le jury de l’Exposition Universelle de 1855 et présentée par Courbet dans son exposition particulière installée dans un baraquement construit à cet effet en marge de l’exposition. Réalisme et allégorie ne font qu’un dans cette œuvre que Courber présente comme un bilan de sept ans de création de 1848 à 1855
Ce tableau gigantesque à l’image des appétits du peintre, Courbet l’exposa en face du salon officiel, Delacroix vint le voir, s’y attarda longuement.
Cet expression « Allégorie réelle » parut absurde à ses contemporains et ce tableau passa pour une œuvre énigmatique. Sa complexité ne fut étudiée que beaucoup plus tard, on se préoccupa d’identifier les personnages lesquels sont liés d’une part à des événements historiques et de l’autre côté, à des péripéties de la vie du peintre ; l’intention de Courbet s’est éclairée en grande partie, il reste pourtant des éléments inexpliqués, liés sans doute à des événements oubliés maintenant et qui eurent en leur temps une grande importance. On a vu en son temps une simple auto-adulation dans la manière dans Courbet s’est mis en scène lui-même. Et pourtant cette toile « à programme », pourrait-on dire poursuit le propos du peintre commencé dans Un enterrement à Ornans, où le sujet du tableau était la mort. Ici ce sujet c’est la peinture et le problème du sujet dans la peinture est redéfini par elle-même. Ce court-circuit du sens dérouta les contemporains de Courbet qui renoncèrent souvent à comprendre ce tableau extraordinaire, on leur retirait le pain de la bouche, plus d’idéal, plus de sujet, une foule de personnages dont certain incompréhensibles. Le temps lui-même culbuté puisque tout ce monde circule au même instant dans le même endroit, l’atelier du peintre. « L’allégorie réelle » devint une affaire d’état, les journaux s’en mêlèrent, on savait Courbet républicain et très hostile au coup d’état de Louis Napoléon, la cabale fut féroce et ne cessa jamais, exilé 16 ans plus tard et dépossédé de ses biens Il meurt en exil.
Courbet est un des inventeurs de ce mouvement moderne du réalisme. Le combat pour la modernité incarné par la génération de la révolution de1848 est corollaire d’un grand bouleversement dans la pensée et les arts plastiques du milieu de ce siècle. Courbet y tient une place essentielle et apparaît comme un chef de file, « l’atelier » est aussi une tentative de retournement de la peinture d’histoire ; la volonté de Courbet de substituer le vécu à l’idéal lui fait inventer un nouveau type de sujet, mais ces sujets sont portés par une peinture dont les canons plastiques ont évolué à l’intérieur de la tradition issue de la renaissance. C’est donc la « vulgarité » des sujets qu’on reproche à Courbet, ses grasses paysannes, son casseur de pierre… On y voit une intention perverse, et provocatrice ; elle n’est pas délibérée chez Courbet, ce peintre est entraîné par la logique de ses nécessités intérieures, de sa perception du monde et de ses origines terriennes. Lorsqu’il compose cette grande machine de l’atelier, il pense bien sûr à Veronese, sans doute à Velasquez et à son jeu de miroir ; il veut faire un monument à la taille des Ménines ; résumer le temps, sa vie d’un moment et faire une sorte de portrait de l’étrange visage qu’a brusquement pris l’Histoire depuis la révolution de 48.
Le tableau est divisé en trois grandes parties organisées dans leur verticalité ; au centre du propos : Le tableau, le peintre peignant, le modèle et l’enfant . Ils forment un monde en soi, monde qui dialogue avec l’origine : La nature en premier lieu, et dans le paysage la maison désignée par le peintre de son pinceau. Courbet désigne le sujet de la peinture pour lui-même mais il se désigne aussi en propagandiste du réel et non, comme on l’en a accusé, en propagandiste de lui même. La peinture est au centre de la peinture, son rôle est d’être et de se faire, son sujet la nature, et donc ce dont nous sommes issus et où nous retournerons, mais cette fois ce n’est plus la tombe dans la terre, c’est la maison du paysan, de celui qui cultive cette terre. La femme nue, l’enfant, le chat, et cette grande fleur rose de la robe quittée par le modèle forment avec le tableau une clôture autour du peintre. Au delà, deux mondes : celui de la droite plus ordonné et tourné vers le centre : les amis, à gauche une sorte de chaos de personnages en apparence très hétéroclites, le monde. En fond une toile retournée et de grands paysages indistincts peints sur les murs
Semble-t-il. La lumière vient de la droite, du côté des « amis » bien sûr.
On sait avec sûreté qui sont un certain nombre de personnages de cette petite foule de gauche, certains restent pourtant mystérieux. On reconnaît d’abord et bien sûr Louis Napoléon en chasseur (on sait son goût pour la chasse et les chiens que Courbet partageait d’ailleurs) à ses pieds les instruments de la passion, guitare, chapeau noir et couteau. Derrière lui deux personnages Achille Fould le banquier et Lazare Carnot le vieux républicain, au dessus Garibaldi. D’autres personnages de la politique et de l’histoire de cette époque complexe figurent derrière le tableau, on ne les nommera pas tous, car ce qui est important dans cette immense scène c’est d’abord que tous ce monde soit réuni dans un même espace, au même moment, sans autre ordre apparent que cette séparation droite gauche. A droite parmi les amis du peintre on reconnaît notamment Alfred Bruyas, son mécène et collectionneur, le philosophe Proudhon et, à l’extrême droite, le poète Charles Baudelaire.
Composition
Comme nous l’avons vu le tableau est divisé en trois grandes parties, les deux lignes de perspectives sont faites de part et d’autre du peintre par l’éloignement des personnages. Mais l’ensemble peut aussi être vu comme un arc de cercle entourant le groupe central dont le départ serait le coffret que tient le personnage représentant Fould passant au visage de Louis Napoléon, au chapeau de Bertin au bras levé du modèle dans l’ombre au dessus du tableau pour retomber sur le groupe où figure Proudhon ensuite la tête de Madame Sabatier et le livre que tient Charles Baudelaire. On peut d’autre part le diviser en cinq sections verticales, séparant les différents groupes et les insérer de part et d’autre de la scène centrale dans des structures en forme de losange.
L’unité de temps et de lieu du tableau en fait une scène impossible, inimaginable dans le réel et pourtant Courbet ne transpose pas, ce sont vraiment des portraits de Louis Napoléon, de Fould, de Champfleury de Baudelaire qui figurent dans le tableau, d’où cette idée « d’allégorie réelle » qui choqua tant à l’époque. Les deux côtés du tableau s’opposent en tout, d’une part ceux qui regardent le peintre peindre et qui sont derrière lui, pour qui le tableau est miroir de pensée, ceux-la sont dans une tranquillité douce ; D’autre part une agitation étrange et désordonnée du monde de l’argent, du pouvoir, de la guerre ; monde sans ordre apparent, chaotique.
Couleur, lumière
Courbet est un de ces artistes qui ont été marqués par l’art de Titien, il a tiré beaucoup de leçons de la peinture du Grand vénitien, non seulement concernant le traitement des personnages et la construction du tableau mais aussi la gamme de couleurs accès sur les couleurs de terre : ocre, sienne brûlée, terre d’ombre, terre de Cassel, etc.
Il travaille donc principalement avec les bruns et les noirs dans L’Atelier , et comme dans L’Enterrement à Ornans réserve des notes vives ou claires à chaque zone du tableau qui met en valeur ces teintes sombres.
A gauche le vêtement de l’asiatique rouge et or, au centre le tas rose de la robe sur le sol et le ciel du tableau, à droite le châle de Madame Sabatier couvert de motifs floraux de toutes les couleurs, la petite note rouge du livre près de Charles Baudelaire, et la robe à rayures bleues claires de la jeune amoureuse, toute la lumière converge vers les deux points centraux du tableau, le linge blanc que tient la femme et le ciel dans le tableau.
Il est vrai que le paysage est un tableau dans le tableau, que la manière de peindre est la même, donc qu’il n’y a pas rupture mais amphibologie. Ceci choquait à l’époque, maintenant nous n’y pensons même plus. Courbet voulait ramener la peinture sur elle-même, affirmer l’art comme une fin en soi ce qu’affirmera encore plus fortement son disciple Manet avec son Olympia.
Matière, forme
« 7 années de vie dans l’atelier », c’est ce que contient ce tableau. On peut interpréter cette phrase de différentes manières, notamment dans le sens d’une sorte de condensation du temps en un tableau, contenant une sorte de symphonie, faites des émotions du peintre devant les divers événements qui ont ponctué les 7 années qui ont suivi la révolution de 1848.
On peut donc penser que cette symphonie est aussi mêlée de sentiments, amours, amitiés, rêves, fureurs ; et de la trace d’événements qui se seraient produits dans son atelier, visites, lecture de textes, concerts, discussions d’art ou de politique, maladies ou décès (on sait que le médaillon représente Virginie Binet, morte dans ces années et à la quelle Courbet était très attaché).
La grande musicalité de ce tableau fait donc penser que Courbet n’avait nullement l’intention de faire une peinture politique, mais visait à l’œuvre totale dans l’idée réaliste, quelque chose de comparable aux opéras de Wagner qu’il devait certainement connaître, d’autant que le musicien était aussi outre-Rhin un des grands artistes républicains de 1848. Baudelaire défendit les deux artistes à la même époque, et aussi l’idée d’un art total.
Cette toile est justement très intéressante car elle échappe à toute classification et en se déclassant, ébranle tous les catégories ; ce n’est pas une peinture de genre mais elle en contient aussi les éléments, ce n’est pas non plus une peinture d’histoire mais elle est construite à la manière de ; ce n’est pas une scène de bataille mais les armées sont face à face, ce n’est pas une allégorie mais l’auteur la nomme « allégorie réelle », elle n’est pas symboliste puisqu’elle se veut réaliste.
Dans un longue lettre au sujet de cette œuvre Courbet en dévoile certains aspects mais il se garde bien de tout dire, manifestement il voulait que cette « grande machine » conserve une partie de son secret, comme si l’idée même de ce secret, de cette incertitude de la compréhension faisait partie de l’art, et même en était une indispensable dimension, lieu ou l’artiste et derrière lui l’homme échappe à toute captation totale de l’être, lieu de sa liberté. A la fin de cette lettre Courbet ajoute une réflexion significative : « Comprenne qui pourra ».
Une sorte de flou habite cette grande peinture, il y a chez Courbet une recherche très particulière de matière qui aboutira à l’utilisation du couteau pour peindre, ici il ne l’a utilisé que pour traiter la robe rose jetée à terre, tout le reste est au pinceau. Cette lumière de fin d’après midi somptueuse qui règne dans la toile est un des éléments plastiques centraux dans l’art de Courbet, comme si ce moment du retour de chasse en fin d’après-midi lui était apparu comme le moment sublime par excellence où l’ombre et la lumière s’équilibrent pour développer la plus grande richesse de coloris possible dans la lumière.