Par-delà l’exercice de style
« Les fruits sont plus fidèles. Ils aiment qu’on fasse leur portrait. Il sont là comme à vous demander pardon de se décolorer. Leur idée s’exhale avec leurs parfums. Ils viennent à vous dans toutes leurs odeurs, vous parlent des champs qu’ils ont quittés, de la pluie qui les a nourris, des aurores qu’ils épiaient ».
Pommes et oranges s’en font une montagne. Diagonale grimpant de gauche à droite, le regard est décalé, point de vue en contrebas, les fruits gagnent de la hauteur, plan de table vertigineux, l’assiette suit la pente, tapis jonchés de fleurs et de feuilles, le sommet est recouvert de végétation. Un paysage se cache dans une nature morte.
Le sujet
Cette nature morte, peinte vers 1899, de 74 cm x 93 cm a appartenu au critique Gustave Geffroy (dont Cézanne a fait le portrait, musée d’Orsay). C’est une des plus complexes de l’artiste. Elle frappe par sa composition saturée, mouvementée, le très grand nombre de fruits, l’opulence de ses draperies et de ses couleurs.
On reconnaît à gauche le tapis brun violacé vert et rouge qui était encore dans l’atelier du peintre à Aix-en-Provence après sa mort.
Au fond à droite une autre draperie qu’on retrouve dans de nombreuses autres natures mortes.
Sur une nappe blanche aux plis profonds sont dispersées un grand nombre de pommes et d’oranges difficilement différentiables, un pichet, un compotier et une assiette.
On distingue à droite un pied de table et au premier plan le pied d’un sofa recouvert de vert.
La « nature morte » est redevenue un genre prisé, elle permet l’exercice de style, sa simplicité possible et son absence de pathos en fait le genre idéal pour des artistes qui refusent le mythe et veulent exercer leur art et donc leur sensibilité sur le réel. La tradition de la nature morte est ininterrompue depuis le XVIe siècle en passant par les vanités hollandaises du XVIIe siècle et les célèbres toiles de Chardin au XVIIIe siècle. Les artistes du XIXe siècle l’ont beaucoup pratiquée, de Courbet à Cézanne.
Dans Pommes et oranges, Cézanne fait référence aux « vanités » hollandaises en introduisant deux tapis dans la composition, et remplace la richesse du sujet par l’idée d’abondance.
La nature morte pour Cézanne est une manière de peindre la nature, à travers des fruits c’est tout un paysage que le peintre évoque comme nous allons le voir dans ce tableau. Et comme dans Les Joueurs de cartes, l’évocation au delà du sujet est ici évidente, le ravissement que provoque ce tableau ne vient pas seulement du sujet lui-même mais de son préalable : La cueillette des pommes et des oranges.
Composition
La recherche de composition est essentielle pour Cézanne.
Dans ce tableau il est manifeste que le point de vue contient une intention autre qu’esthétique ; Il trace une ligne diagonale qui part du bas du tableau mais ne rejoint pas le bord droit, s’arrêtant avant d’y atteindre, c’est la ligne de surface d’une table de bois qu’on ne voit d’ailleurs que très peu, le linge blanc qui y est posé la dissimulant en grande partie.
Cézanne semble exagérer son point de vue, mais son intention n’est pas esthétique, il s’agit pour lui de faire apparaître une sensation : celle de la hauteur et de l’ascension mais ceci à travers un sujet qui représente des choses de petite taille.
Il fait donc une petite mise en scène avec ce linge blanc et les tapis formant une sorte de cirque ou de vallée dans laquelle il dispose fruits, vase, pot et assiette, faisant entrer en une fusion poétique si l’on peut dire quelques objets fort quotidien et un paysage de montagne.
La force des coloris des fruits et leur disposition sur la toile rééquilibre la composition qui sans cela ferait un effet de vertige qui même si il existe dans le tableau, est corrigé par cette horizontalité. L’équilibre est donc rétabli, mais cette composition qui contient en quelque sorte l’idée d’un point de vue géant, met en mouvement le tableau et comme c’est aussi le cas dans bien des compositions de Lautrec, cette « anomalie » de composition entraîne le mouvement du regard, et donne le sentiment que nous nous déplaçons latéralement. Cette aspect de mouvement compte beaucoup pour Cézanne dont le projet est de dynamiser d’une nouvelle manière la toile, comme tous les peintres de sa génération, il se sépare de la mimétique au profit de la représentation ; l’illusion est l’ennemi comme pour Gauguin, Van Gogh, Lautrec.
L’image qui préside au tableau est donc ici transcendée par trois choses : la composition qui engage le regard dans un mouvement, l’évocation analogique d’un paysage et la manière de peindre comme nous allons l’étudier maintenant.
Cette composition est remarquable par son dynamisme dû aux lignes de forces que sont les diagonales qui la rythment (en bas, le bord d’un sofa qui prolonge au milieu du tableau tout à fait à droite l’angle d’une table dont on ne distingue qu’un pied), au point de vue en contre bas qui amène l’œil à lire le tableau du bas à gauche vers le haut à droite et à la multiplicité des plis de la nappe et des draperies. Par ailleurs, le grand nombre de fruits, de faïences et de motifs décoratifs en font une composition saturée où le seul espace vide est le mur brun dans l’angle supérieur droit.
Couleur, lumière
L’ensemble du tableau comme souvent chez Cézanne procède d’une économie de couleur jouant sur des complémentaires, ici le rouge et le vert dominent, ces deux couleurs sont accompagnées de différentes teintes dont le but est de faire vibrer les deux couleurs dominantes et d’organiser la circulation de la lumière.
Le fond du tableau est blanc (céruse ou blanc d’Espagne), on sait que Cézanne teintait ses fonds selon le sujet, il a choisi le blanc pour cette toile qui en contient beaucoup. Trois zones de lumière se partagent l’espace du tableau : sombre sur la partie gauche claire à droite, éclatant et blanc au centre.
Sur cette partie gauche le peintre a travaillé les motifs d’un tapis à dominante rouge dont les motifs sont de forme rectangulaire, un pli, sorte de faille sombre d’où semblent sortir les fruits, crée une profondeur ; c’est l’endroit le plus sombre du tableau.
La coupe aux oranges qui est la partie la plus éclatante du tableau permet un passage vers celle plus claire de droite, et vers celle de l’autre tapis qui lui est dans des teintes ocre et bleuté, et dont les dessins ont des formes arrondies.
Ces deux tapis forment une résonance au linge blanc sur lequel sont posés les plats et les fruits, une sorte d’écho musical qui sur le plan pictural donne l’idée visuelle d’un lointain ; ils sont là bien présents néanmoins, rappel des tapis somptueux des vanités Hollandaises. Ils ont été poussés de la surface de la table pour y placer les fruits et le pot de faïence, il y a dans la disposition une volonté d’exprimer quelque chose qui dépasse le simple sujet de la nature morte, les coloris sont une indication d’ambiance de ce lointain, et c’est le génie de Cézanne qui lui a fait déjà à cette époque concevoir un tableau dont l’évocation dépasse le sujet ce qui fascinera Braque et Picasso quelques années après sa mort.
Le plan de la table vertigineux si il en est, donne l’idée de la pente, de la raideur, de l’ascension ; on voit bien ici que Cézanne a voulu faire apparaître l’idée d’un paysage de montagne, créant un raccourci en donnant le sentiment que les fruits viennent de cette falaise et donc directement de la terre. Le peintre a caché un paysage dans sa nature morte. La lumière pourtant est celle d’un intérieur, elle se concentre sur les fruits et le linge que Cézanne a largement travaillé de teintes cassées de blanc : rose, bleu, vert, gris et ocre. C’est ce linge blanc comme un ciel lumineux et voilé d’une vapeur un peu lourde qui donne la tonalité générale de la lumière, les fruits sont autant de soleil, jaunes oranges et rouges, différents moments d’une journée de contemplation à la fin de l’automne, à la saison des pommes et des oranges.
Cézanne a équilibré les différentes masses avec d’autant plus d’attention que sa composition est complexe et difficile, d’abord le sombre et le clair dans les tapis, il amène ainsi en avant les fruits que leur intensité de couleur fait avancer ; la zone sombre du tapis bouche la partie gauche et l’amène devant, soutenant par contraste les fruits et les faïences claires, il insiste sur le premier plan avec le linge blanc pour amener en avant aussi la table peu présente.
Il éloigne et crée la profondeur avec l’autre tapis beaucoup plus clair.
Clôturant l’espace par une couleur brune, moyenne d’intensité et neutre, qu’on retrouve au delà du tapis clair et sous la table où d’ailleurs une tache de vert plus clair équilibre celle émeraude et plus sombre juste en dessous du linge blanc ; ce détail ramenant la vue à la conscience de la surface du tableau, détruisant toute possibilité à l’illusionnisme. Le peintre montre par là qu’il cherche la vérité de l’expression non dans l’illusion mais dans la force de l’évocation poétique.
Matière, forme
On sait que Cézanne peignait en couche mince avec des brosses larges, mais revenait longuement sur son travail ce qui lui donne un aspect général puissant ; il n’y a pourtant dans ce tableau d’empâtement que final.
En effet tout le travail sur les tapis est léger, presque transparent et sans doute glacé par la suite avec peut-être un noir d’ivoire à gauche et avec un gris de paynes à droite.
Les fruits sont aussi au départ brossés avec légèreté mais le travail suivant marque un épaississement et les touches finales sont en empâtement, pourtant sans excès créer le volume.
Cézanne a donné aux motifs des tapis deux aspects très différents, l’un évoque une pente raide, les motifs sont presque verticaux , l’autre la forme de lointains sommets couvert de végétation ; les formes des motifs sont d’ailleurs semble-t-il des feuilles et des fleurs.
Il y a 27 fruit visibles qui vont du vert cru au vert clair puis jaune, orangé, vermillon et carmin, Cézanne leur a donné la plus grande force dans le tableau mais la composition en diagonale et la disposition des fruits sur le linge blanc crée le sentiment d’une instabilité et donc accuse la rondeur des fruits, ajoutant au tableau l’impression qu’on vient de déverser ces fruits sur la table, une fois de plus Cézanne inscrit son sujet dans une sorte de temporalité où le mouvement est organisé par l’idée même de la composition.
Les formes sphériques des fruits sont parfaites. Elles sont construites par la touche et l’intensité de la couleur. « Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude » disait Cézanne. Comme la Femme à le cafetière, ce tableau en est la parfaite illustration. Le traitement de l’espace et de la forme dans cette nature morte annonce la révolution du Cubisme.
Conclusion
La nature morte pour Cézanne est une manière de peindre la nature; à travers des fruits, le peintre évoque l’idée d’abondance, d’opulence et nous communique le ravissement préalable procuré par la cueillette des pommes et des oranges.
Mise en scène et mise en mouvement sur une nature morte: avec une absence de pathos et un refus du mythe, Cézanne exerce sa sensibilité au réel en faisant entrer en une fusion poétique quelques objets quotidiens et un paysage de montagne.
Extrait du CD-Rom « Secrets d’Orsay »
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