Le repas de Paul Gauguin

Le repas de Paul Gauguin - Musée d'OrsayUne nature morte à signification rituelle

Je me souviens de cette lettre de Gauguin à sa femme : « Je t’écris le soir, ce silence, la nuit à Tahiti est encore plus étrange que le reste. Toujours ce silence. Je comprends pourquoi ces individus peuvent rester des heures, des journées, assis sans dire un mot et regarder le ciel avec mélancolie. Je sens tout cela qui va m’envahir ».

Deux garçons et une fille attendent.

En silence, dans la splendeur mélancolique d’une soirée tropicale.

Leurs regards divergent.

Au premier plan, une table est chargée d’un repas exotique, où se dissimulent un arc et une flèche, pointée vers la jeune Tahitienne.

Approfondissez la composition de cette toile et vous en saisirez la sensualité mystique.

1891 – 73 x 92 cm

Sujet

Comme l’indique son double titre, cette œuvre est à la fois une scène de genre et un repas tahitien d’aspect rituel. En effet, Gauguin accorde une très grande importance à la nature morte du premier plan qui occupe les deux tiers du tableau.

C’est une des premières œuvres par Gauguin après son arrivée à Tahiti en 1891 et, cas très rare, elle est exécutée sur papier. Ce n’est que plus tard qu’elle a été marouflée sur toile et sans doute en raison de sa fragilité, elle n’a jamais été exposée su vivant de l’artiste. A Tahiti, Gauguin qui avait des ancêtres péruviens par sa mère, et avait déjà cherché le dépaysement et le primitif en Bretagne puis à la Martinique, s’imaginait trouver le paradis de ses rêves, celui décrit dans les romans de Pierre Loti.

La scène peinte peut à première vue passer pour une scène de genre, un repas où figurent trois enfants, mais Gauguin veut y faire apparaître autre chose en portant le sujet à un degré supérieur; celui du rite.

Le peintre par sa manière d’abord et par la conception même du sujet introduit l’idée d’une attente sacrée; ce repas sous les tropiques a l’allure d’une cérémonie.

La disposition des objets sur la table couverte d’une nappe blanche, détail insolite pour un repas Maori, les trois différents regards des enfants donnent une solennité à la scène.

S’agit-il d’une allusion à un rite de la religion des Maoris? On sait que Gauguin qui en Bretagne fit figurer des calvaires dans sa peinture, et même dans un autoportrait un Christ jaune, pour ne donner que ces deux exemples, s’intéressait à la spiritualité populaire. il se passionnera pour la religion des Maoris au point d’écrire sur leur mythologie et même de faire plusieurs ouvrages à partir des textes sacrés, ornés d’aquarelles.

Le repas semble se passer sous l’auvent d’une maison ouverte, la lumière du jour éclaire le bas du tableau et par une découverte en haut à droite on voit l’extérieur et le sol illuminé de soleil où une femme est assise. Les trois enfants, deux jeunes garçons et une jeune fille, regardent chacun dans une direction différente, les yeux de la jeune fille paraissent captés par la contemplation d’un miroitement, peut-être celui de l’océan.

L’un des garçons, celui de droite, a lui les yeux fixés sur le contenu liquide du grand plat posé devant la jeune fille. A sa droite un enfant plus jeune que l’autre dont le regard lui aussi tourné vers la vasque, semble hésiter entre cet objet et la jeune fille elle-même.

Sur la table recouverte d’une nappe blanche assez sommaire, on reconnaît un régime de bananes rouges (« fei » en tahitien), des citrons ou des goyaves, une goyave entamée, un couteau et une grande coupe en bois local remplie d’eau.

Hors cette vasque remplie d’un liquide gris indéfinissable, devant le garçon de droite un bol européen en porcelaine blanche en partie caché par un autre objet  aux linéaments géométriques, plus bas, un fruit, sans doute goyave « fei » entamée, posée à côté d’un couteau dont la pointe est nettement dirigée vers la vasque et derrière elle la jeune fille. Au centre trois fruits, les mêmes que celui entamé, à gauche un régime de grandes bananes rouges qui servent de légume dans les pays tropicaux. Il semble qu’on attende la tombée de la nuit pour que cette cérémonie commence.

 

Composition

Le tableau est divisé en deux bandes horizontales, celle des personnages et celle de la table.

Cette structure est la base de la composition, base, comme on peut le voir, très simple, presque primitive, mais que d’autres éléments viennent contredire et qui font de cette image une image occidentale moderne et non une peinture folklorique, ou un rêve exotique. Les plis de la nappe introduisent une perspective, l’ombre et la lumière l’accusent et le peintre la souligne par ce couteau qui se place dans l’exacte direction de la lumière. Mais aussi une ligne médiane divise la table en une partie avant (la plus éclairée) et une partie un peu moins lumineuse qui fait le lien avec la demie pénombre où se trouvent les enfants.

L’ouverture de droite comme une image dans l’image borne le mur du fond décoré de fleurs et de petits fruits rouges ressemblants à des cerises.

Gauguin place en arrière, dans le lointain la plus forte lumière du tableau, comme si elle était derrière les enfants, déjà dans leur passé. C’est la jeune fille, plus âgée que ses compagnons, qui regarde vers l’ avenir, le déclin futur du soleil, et la nuit qui arrive si brusquement dans ce pays tropical.

Couleur, lumière

La lumière puissante de Tahiti joue dans l’œuvre de Gauguin un rôle un peu comparable à celle d’Arles pour Van Gogh; ces deux artistes qui ont été marqués par l’impressionnisme et ses recherches sur la lumière ont découvert un nouvel univers pour le colorisme, ils sont assoiffés de couleur, et cherchent à la faire éclater sur la toile. Gauguin avait découvert la lumière et les couleurs des tropiques dès 1887 à la Martinique.

A Tahiti, la palette de Gauguin s’élargit, il envisage d’autres coloris car la lumière est, d’une autre nature que celle de l’occident européen; en effet dans cette lumière, la force devient éclat, l’ombre matière dense ou légèreté poudreuse. Toutes les couleur s’intensifient et prennent une force en profondeur, ceci permet à Gauguin de radicaliser son propos de peintre et de dessinateur.

Il travaille en aplats. La scène principale se situe dans la pénombre d’une case indigène. Les objets posée sur la table projettent des ombres bleutées très puissantes. Le point le plus lumineux se situe à l’extérieur, dans l’encadrement de l’ouverture du fond à droite où se détache une silhouette de femme assise avec une longue ombre portée.

Ces ombres sont teintées de bleu et de garance et jouent parfaitement avec les teintes jaunes et la note orangée de la nappe; les trois enfants sont mis en retrait, ils sont en attente, dans un moment de silence. Derrière leurs visages court une frise peinte, aux teintes rouges, fleurs et fruits comme une mélodie rythmée, lointaine, étouffée.

La table est le gros morceau de peinture, il forme une grande nature morte et paraît être dans un autre espace que les enfants.

C’est l’excès de la nature tropicale que veut ici faire apparaître Gauguin, son abondance, sa grandiloquence; mais aussi celle du désir et de sa violence par le fruit entamé.

La scène baigne dans une sensualité en attente mais puissante, prête à éclater en rouge comme cet énorme régime de bananes vermillon, pour s’étendre dans ce mystérieux liquide gris que les deux garçons contemplent avec une attention étrange parce qu’à la fois quotidienne et fascinée.

Gauguin qui a enfermé cette scène dans un cadre très serré, a ouvert son espace sur l’extérieur à droite et y a jeté la lumière la plus forte par un jaune de Naples presque pur qui sature la lumière; il y a placé un personnage sombre qui donne une dernière indication, lointaine de cette lumière puissante qui intensifie ce qu’elle touche et rend encore plus sombre ce qui est sombre.

Cette lumière du dehors se répand sur la table à la gauche du garçon elle rebondit sur la base du cou de l’enfant et crible d’éclats le régime de bananes. Le chambranle brunâtre de l’ouverture marque le passage de l’intérieur à l’extérieur, et fait que la lumière traverse le tableau de part en part comme le pourrait ce couteau qui, on l’a vu plus haut, est placé exactement dans la même direction que la lumière.

Le crépuscule est bref sous les tropiques, ce serait donc les dernières lueurs du jour, quelques minutes avant la nuit. C’est sans doute une des significations du regard de la jeune fille.

Hors cette vasque remplie d’un liquide gris indéfinissable, devant le garçon de droite un bol européen en porcelaine blanche en partie caché par un autre objet  aux linéaments géométriques, plus bas, un fruit, sans doute goyave « fei » entamée, posée à côté d’un couteau dont la pointe est nettement dirigée vers la vasque et derrière elle la jeune fille.

Au centre trois fruits, les mêmes que celui entamé, à gauche un régime de grandes bananes rouges qui servent de légume dans les pays tropicaux. Il semble qu’on attende la tombée de la nuit pour que cette cérémonie commence.

Matière, forme

Ce tableau dont l’ombre est si profonde est un des plus mystérieux de Paul Gauguin.

Il y est certainement fait allusion à quelques rites de la religion des maoris qui passionnait tant Gauguin; mais le peintre savait sans doute ce que l’amateur de peinture occidental verrait : l’atmosphère des tropiques, son étrange mélancolie, ses fruits pour nous extravagants et surtout cette lumière du pacifique à Papeete, bleue et jaune. Dans « Vahiné no te miti » il poussera cette lumière jusqu’à l’éblouissement.

Le Repas est une des premières œuvres qu’il peint après son arrivée dans cette « terre promise » où il mourra; et où il espérait trouver le sujet de son oeuvre. Il le trouvera en effet et « le repas »  ouvre la peinture de Gauguin à sa dernière manière, la plus forte c’est évident.

Il capte dès son arrivée cette étrange atmosphère à la fois paradisiaque et hantée, cette vie « primitive ou l’homme se perd dans la contemplation de l’océan et de son propre mystère. La netteté de cette vie lui confère une poésie sans limite parce qu’elle touche à l’essentiel, la relation à la nature bien sûr mais aussi aux éléments; l’eau, l’air, la terre et le feu de la lumière qui nourrit cet autre feu celui des passions, de ses passions; la peinture, les femmes et le mystère inexplicable de l’homme.

Dans ce tableau, la couleur posée en aplats et modulée par la lumière est indissociable de la forme. C’est en Bretagne, à Pont-Aven, que Gauguin a mis en œuvre la technique du synthétisme et de l’aplat coloré dès 1888 avec sa fameuse Vision du sermon. Gauguin était aussi un extraordinaire sculpteur sur bois.

La matière lisse du tableau est caractéristique des œuvres de la période polynésienne et d’autant plus lisse que le support est en papier.

Pour aller plus loin dans l’analyse plastique

Extrait du travail préparatoire pour Secrets d’Orsay

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